CHAT ENTRE LE PERSONNAGE BOUZGHIBA ET SON GENITEUR
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-Bouzghiba: Est-on assez mûr pour parler de cotation artistique au
Maroc?
-Razak: Il est prématuré d’en parler puisque officiellement le
statut de l’artiste
marocain n’est pas encore entré en vigueur et le milieu est
gangréné par le plagiat, la corruption et le népotisme. Il faudrait d’abord
assainir et purifier les connexions, sinon on risque de fausser les valeurs
d’un marché qui n’est qu’à l’état embryonnaire. Pour l’asseoir sur des bases
solides, il faudrait éloigner les intrus. L’iconographie marocaine n’est pas
très ancienne. Au 18e siècle la colonisation du pays a été accompagnée par
l’entrée en scène des orientalistes dont certains sont venus au pays pour
étudier les mœurs de la société marocaine, afin d’en faciliter la domination.
D’autres ont choisi le Maroc par admiration et ils y sont restés jusqu’à leur
mort.
-Bouzghiba: Que reprochez-vous à ces spéculateurs?
-Razak: Il faut faire la part des choses. Ce que je crains, c’est
la marchandisation à outrance qui ferait élever le pécuniaire au détriment de
l’historiographique.
L’appréciation de cette ichnographie hétérogène est souvent
marquée du sceau du subjectif. Ceux qui ont côtoyé le peintre défunt Jilali
Ghrabaoui savent qu’il n’a laissé que quelques dizaines de tableaux. Mais si
l’on compte aujourd’hui les vrais faux Gharbaoui détenus par des particuliers,
l’on se rendra compte que le chiffre se dilate pour atteindre le millier.
Comment va-t-on séparer l’ivraie du bon grain? Gharbaoui avait l’habitude de
donner des titres à ses tableaux. Vous voulez piéger ceux et celles qui
possèdent des tableaux de ce peintre mort dans la misère, alors demandez-leur
le nom de ce qu’ils ont comme peinture. A Drouot ou à Sotheby’s on ne présente
pas aux enchères des œuvres avec de telles lacunes historiographiques.
-Bouzghiba: Que feriez-vous si vous étiez commissaire-priseur?
-Razak: Où çà, à Sotheby’s ou Dar el Bacha ?
-Bouzghiba: Dans l’une des salles de ventes casablancaises?
-Razak: Il faudrait redoubler de vigilance. Pour les peintres de la
jeune génération, il faudrait privilégier les gens cultivés qui savent ce
qu’ils font. Les « cartepostalistes» et les naïfs doivent faire preuve
d’émancipation. La contemporanéité exige de la transcendance et de la
perspicacité. Elle a horreur de l’immobilisme. Il n’y a qu’à contempler l’œuvre
monumentale de Picasso. L’homme ne s’est jamais contenté d’un seul style de
peinture. Il en a créé toute une foultitude.
-Bouzghiba: Vous sortez le nom d’un autre pionnier de l’art
marocain qui est de
confession juive, est-ce pour cela qu’on a empêché la parution de
votre point de vue?
-Razak: L’apport de Raphaël Kohen a toujours été négligé, parce
qu’il était un peintre figuratif. Aux années 60 du siècle dernier, la vague des
«abstraitistes» plus ou moins intellectualisés a laissé des traces pour ne pas
dire séquelles. L’art semblait marcher avec les pas d’un unijambiste. Les
conservateurs voulaient diaboliser le dessin, mais ils oubliaient que tous les
chauffeurs ayant un permis de conduire ont appris le code de route grâce au
dessin. Aussi la seringue que l’infirmière utilise dans ses injections intramusculaires
ou veineuses est la matérialisation d’un dessin. L’avion qui les transporte au
pèlerinage est la concrétisation d’un dessin coté.
-Bouzghiba: Coté, cotation, vous voulez me briser les côtes et me
mettre Ko?
-Razak: Un dessin coté est un dessin où l’on indique les
dimensions. Dans le dessin industriel, il n’y a pas de place pour la fantaisie.
La moindre erreur de calcul peut se répercuter sur la pièce à usiner. Dans le
dessin d’art il y a plus de liberté.
-Bouzghiba: Croyez-vous que les radicaux de l’orthodoxie
«anti–art» peuvent vivre sans les produits dérivés du dessin?
-Razak: Il est impossible à moins que l’on revienne à l’âge de la
pierre taillée, c'est-à-dire moudre le grain avec le «Rha» qui est une meule
traditionnelle actionnée manuellement, ne pas porter des vêtements cousus à la
machine, ne pas boire l’eau du robinet car il y a un tas d’appareils mécaniques
et d’ouvrages de traitement qui l’ont produite et puis qui sont la suite
logique d’un dessin. Le robinet lui-même est-il sorti du néant? Ils ne doivent
pas utiliser de fourchette, de cuillères, de cocotte-minute, de bonbonnes de
gaz, car les premiers prototypes de ces ustensiles sont accompagnés de dessins.
Les brevets d’invention en font état.
-Bouzghiba: Au Maroc, les premières expositions d’art plastiques
ont été encouragées par les colons, mais l’on manque toujours de musée des
Beaux-arts?
-Razak: Jean Baldoui qui y avait pensé prématurément a pu
rassembler un certain nombre de tableaux des anciens coloristes.
Malheureusement, après sa mort, on jeta à la poubelle toute cette collection.
Le photographe Bouâmri qui travaillait au ministère des affaires culturelles a
pu en conserver quelques uns. La cotation artistique aurait dû prendre son
envol naturel si on avait suivi le chemin qu’avaient pris l’architecte Packard
qui introduisit les œuvres d’art au parlement, Madame de Brodskis qui format
les tous premiers peintres non naïfs tels Kacimi et Azema qui avait initié Ben
Allal et puis Gaston Mantel qui faisait partie de l’école du Manoir. Ces
peintres décédés avaient bien animé la scène picturale de l’époque. La cotation
aurait commencé par ces artistes qui étaient conscients de la chose. Les
Marocains se sont réveillés tardivement sur le phénomène des ventes aux
enchères d’œuvres d’art. L’on s’étonne aujourd’hui que des profanes veuillent
qu’on les prenne pour des collectionneurs et des connaisseurs d’art. Nous
savons qu’il y a beaucoup de déchets parmi les objets rassemblés.
-Bouzghiba: L’on remarque que le ministère de la culture fait
profil bas quand on évoque la cotation. Quelles en sont les raisons
d’après-vous ?
-Razak: «Fakidou Achayeî Layouâtih». A traduire par ceci: celui
qui perd un objet ne doit pas dire qu’il
l’a donné. Le statut de l’artiste a souffert d’un atermoiement pathologique. Si
les bureaucrates du ministère de tutelle ouvrent leur bouche on leur rétorquera: mais où est le statut de
l’artiste? Voilà l’une des raisons qui expliquent ce silence complice.
-Bouzghiba:
Vous dites que le statut de l’artiste n’est pas encore entré en vigueur, alors
sur quels critères se base-t-on pour accorder les bourses de la «Cité des Arts»
qui se trouve en France?
-Razak:
On m’a dit qu’il y a une commission qui s’en charge, mais je ne connais pas les
critères de sélection. On attend toujours qu’on nous montre les travaux des
premiers bénéficiaires, pour juger de la véracité de la chose et jauger les
choix de ces «juges d’art». Mahdi el Manjra, le futurologue marocain, a
toujours récusé les dérapages de ce qu’il appelle «Lajnocratie». Le mot arabe
«Lajna» veut dire commission. Je souhaite qu’il n’en soit pas ainsi.
-Bouzghiba:
L’expertise de l’œuvre des artistes défunts pose problème. Que faut-il faire
pour clarifier la situation et chasser le doute?
-Razak:
C’est un sacré dilemme. L’expertise ne peut pas être assurée par un seul
individu et ceci quelques soient ses capacités, sa perspicacité et son
habileté. Connaître toutes les «griffes» artistiques n’est pas à la portée du plus commun des mortels. Le ministère des
affaires culturelles qui est aussi chargé de la sauvegarde du patrimoine
artistique est interpellé. Son laxisme commence à déranger. La première des
choses à faire c’est d’organiser un
colloque pour débattre de la
question. Sinon, la gabegie continuera jusqu’au jour du sursaut où l’on
regrettera d’avoir laissé pourrir les rouages. La vente aux enchères, c’est de
la spéculation. Il faudrait qu’il y ait un minimum d’éthique dans les
transactions et le fisc doit obligatoirement intervenir, car il est
inadmissible que les smicards paient l’impôt alors que les spéculateurs de
l’art en soient exonérés. Il ne faut pas oublier que dès qu’il s’agit d’argent,
les prédateurs de l’art sortent leurs griffes et se mettent à louvoyer. Leur gourmandise n’a pas de limite. Par ailleurs, tout ce
qui brille n’est pas or. Ils aiment le faux parce que c’est rentable. Mais
c’est l’Histoire de l’art que l’on est entrain de falsifier. Il y a anguille
sous roche. Comme je l’ai déjà spécifié dans un texte sur l’art
contemporain: «La plus grande bataille reste une
démarchandisation bien pensée de l’art. Cela ne veut pas dire abandonner le
marché de l’art, mais lui insuffler de nouvelles valeurs éthiques, afin
d’assainir les mécanismes de son universalisation. Opérer une rupture avec la
spéculation inhumaine qui, à force de hausser les enchères, a tué l’art et
ridiculisé les artistes. Que signifie un Van Gogh adjugé 80 millions de
dollars, alors que de son vivant, cet artiste martyr de l’art ne trouvait même
pas de quoi vivre décemment? Cette distanciation plus que nécessaire et cette
moralisation sont un impératif pour que la société, déjà en proie à de sérieux
morcellements, retrouve sa cohésion. Il lui faudrait un connexionnisme
sentimental, une sorte d’Internet du cœur plein de dignité et de probité. Un
nouveau concept de culture basé sur l’égalité des chances et le respect du
génie créateur. Au lieu du trafic d’argent dont tout un chacun constate les
dégâts, il faudrait un trafic de bonheur. Seul, l’art pourrait en procurer à la
démesure».
-Bouzghiba:
Dans d’autres écrits sur l’art la dualité est omniprésente. Est-ce que c’est
prémédité?
-Razak: Que veux-tu dire par dualité?
-Bouzghiba:
L’interaction des contraires.
-Razak: C’est dans la nature des choses: thèse, anti-thèse,
synthèse. «Il y a deux types d’art avais-je écrit dans l’un deux: l’art
vrai et l’art bidon, l’art des portefeuilles gonflés et l’art des
crève-la-faim, l’art des bronzés des côtes azurées et l’art des suicidés, l’art
des vendeurs et l’art des vendus, l’art des bosseurs et l’art des bossus, l’art
utile et l’art futile, l’art des ringards et l’art aux aguets et à l’affût des
nouveautés.
Il y a deux types de galeries: les galeries qui prônent comme le
parnasse: "l’art pour l’art" et celles qui cherchent le gain
matériel et peu importe le reste, les galeries espaces de recherche et de
créativité et puis les galeries recherchées par les
"cartepostalistes"et par les fous du ready-made, les galeries pour
"m’as-tu-vu j’y étais" et les galeries à stylistique convaincante et
convaincue, les galeries à axe culturel bien défini et les galeries désaxées
culturellement, les galeries-bazars et les galeries estrades de démonstration,
les galeries qui savent ce qu’elles font et les galeries qui ne font que
tâtonner.
Il y a deux types de critiques d’art: le critique intègre et le
critique désintégré, le critique battant et le critique battu, le critique
combattant et le critique combattu, le critique visionnaire et le critique
révisé, le critique crédible et le critique discrédité qui dribble
avec la vérité, le critique menteur et le critique jamais démenti, le critique
"chaâbi" (populaire) et le critique qui ressemble à Achâab le gourmet
il ne cherche qu’à remplir sa panse, le critique salarié et le critique
qu’aucun salaire ne peut contenter.
Nul n’est sensé ignorer ces clivages. Si d’aventure on se rend
compte que le tableau acheté à un prix exorbitant n’est qu’une copie de
faussaire qu’on vous a glissée dans une galerie qui n’en est pas une et dont la
transaction a été bénie par un criticaillon de pacotille, cela voudrait dire
qu’on vous a dupé, pour ne pas avoir écouté la voix de la sagesse qui dit:
"soyez prudent et méfiez-vous des maquereaux. Une horde de prédateurs rôde
autour de vous".
-Bouzghiba:
Vous avez une dent cariée contre les faussaires.
-Razak:
Ils sont la source de toutes les nuisances. D’abord ce sont des ratés, ensuite ils sont entrain de frelater la scène
artistique au vu et su de tout le monde.
J’aimerais revenir à un autre texte pour montrer là où le bât blesse : «Il n’y a censément pas de différence entre celui qui
cherche aveuglement ce qu’il n’a pas trouvé et celui qui trouve facilement ce
qu’il n’a pas cherché. Pour qu’un art soit apte de représenter son époque, il
importe à cet art d’opter pour la durée et non pour la vanité. Cependant, c’est
à l’heure des bilans que sonne celle de la vérité. En fait, qu’en est-il de ces
pseudos artistes tous genres et acabits confondus qui, à court d’idée, se
plaisent à reproduire d’une manière «tiquée», stéréotype sur stéréotype, ou à
refaire ce que d’autres ont conçu. Le public averti en la matière, bien que se
comptant sur les doigts de la main est de plus en plus hâtif pour voir se
concrétiser ce miracle avidement attendu: l’œuvre accomplie, sachant que
celle-ci, de par sa singularité, ne peut émaner que d’un vrai créateur qui
surprend avant de convaincre. L’art n’a de peur que des faussaires et non des
fantaisistes».
-Bouzghiba: Continuons notre odyssée de démystification. Que dire
en conclusion sur la cotation artistique au Maroc?
-Razak: «Il existe deux manières de ne pas aimer l’art»,
écrivait le poète irlandais Oscar Wilde, «la première est de ne pas l’aimer et
la seconde de l’aimer rationnellement». Les zélés de la spéculation qui veulent
irrationnellement nous prouver qu’ils aiment l’art «rationnellement», en
abordant la cotation artistique au Maroc, qui n’est qu’à son balbutiement, sont
entrain de jouer avec le feu. Le domaine dépasse leur compétence. Ils veulent
semer la zizanie entre les artistes. Outre la tendance mercantiliste et
dépravante, il y a plus de désagréments que de boniments. Dans les pays qui ont
une tradition artistique bien ancrée dans les mœurs, c'est-à-dire là où il y a un
vrai marché de l’art, de vrais collectionneurs, de vrais critiques d’art et des
médias vigilants, la cotation est calculée grâce aux ventes réalisées dans les
galeries, salons ou ateliers. La vente aux enchères, quand elle obéit à des
règles communément admises, fait monter la cote de certains artistes peu connus
ou méconnus du public. Par ailleurs, un peintre cultivé vaut mieux qu’un
peintre ignorant. Au Maroc, la situation est plutôt délicate, il n’y a pas un
marché de l’art proprement dit et les salles de ventes aux enchères,ouvertes
sporadiquement durant ces dernières années, sont dominées par l’amateurisme.
Autre désagrément: on a la manie de ne donner de la valeur qu’aux toiles de
peintres décédés, comme si parmi les vivants il n’y avait pas de créateurs
talentueux. C’est une conception erronée de l’art et une absurdité
inesthétique. Si par mégarde, les Parisiens avaient suivi la même voie
déroutante, à l’époque où Picasso n’était qu’un novice, vivant au jour le jour,
comme un bohémien, on n’aurait pas eu cette chance inouïe de jouir de l’œuvre
prolifique et spectaculaire de l’un des plus brillants créateurs de notre
temps. Il faut reconnaître que l’œuvre des premiers peintres marocains n’est
pas plastiquement fameuse (je veux dire artistiquement). Ben Ali R’bati que
certains considèrent tendancieusement comme le père de la peinture marocaine
était un coloriste qui ne maîtrisait pas l’art du dessin. Ben Allal doit sa
petite renommée à Jacques Azema puisqu’il était son cuisinier. Jilali Gharbaoui
reconnaissait volontiers qu’il ne commençait à s’adonner à la peinture abstraite
qu’à partir de 1952. Certains de ses tableaux ressemblaient à des ratures vues
au fort grossissement. Ahmed Cherkaoui, son émule, n’était pas non plus un
Leonard de Vinci pour faire des dessins figuratifs bien proportionnés.
L’abstrait était un refuge pour ceux qui ne savaient pas dessiner correctement.
Les barrières confessionnelles avaient favorisé le glissement vers une peinture
de signes traditionnels, plus proche de l’artisanat que de l’art. Les autoproclamés
critiques d’art, manquant souvent d’objectivité, ont omis le nom d’un autre
pionnier marocain qui était de confession juive. J’ai déjà évoqué son cas
précédemment. Il s’appelle Raphaël Cohen et il est né à Rabat en 1939. Cohen
était un peintre figuratif précoce, puisqu’à 14 ans il publia un livre
illustré. Le peintre graphiste Gaston Mantel qu’on avait l’habitude de
rencontrer à la galerie «Le Manoir» ne tarissait pas d’éloges sur ce dessinateur doué, puisqu’il qu’il était son professeur au
lycée Gouraud. De son vivant, Mantel ne comprenait pas pourquoi on l’excluait
du répertoire marocain, malgré sa fécondité créatrice.
En matière de cotation, la contemporanéité ne doit pas
s’engouffrer dans le passéisme castrateur et s’enliser dans les abysses du «has
been». Elle doit privilégier (comme son nom l’indique) le contemporain «bon
vivant» et non pas celui de la nécrologie, des sarcophages et des sépultures. L’art, avant d’être
appréhendé sous sa valeur marchande, est expression libre et débridée.
L’affairisme post-mortem est la spécialité des spéculateurs cupides. Qui ne se
souvient pas du calvaire des deux martyrs de l’art Van Gogh et Modigliani avec
les charognards de l’art?
-Bouzghiba: Et à propos de l’art naïf?
-Razak: Une absurdité en cache souvent une autre, l’art naïf qui est une des tares résiduelles
du colonialisme trouve toujours acquéreur au Maroc, malgré la grossièreté de
cette peinture. On est au troisième millénaire et on continue de privilégier la
peinture naïve au détriment de la peinture intelligente. Certes, les Français
avaient leur Douanier Rousseau, mais ils avaient aussi Delacroix, David et
Georges De La Tour qui étaient des peintres habiles qui savaient non seulement
dessiner impeccablement, mais aussi peindre en respectant les dosages
pigmentaires. Il faut encourager les talents bourgeonnants et diversifier les
styles intelligents qui s’éloignent des sentiers battus et puis qui aspirent à
des horizons inédits, en favorisant l’enrichissement culturel. Entre le
décoratif et la narratif, l’artiste doit trouver la voie idoine. Il ne doit pas
se contenter d’une seule démarche, il doit densifier son œuvre et intensifier
ses recherches, afin de donner à autrui l’impression que son art n’est pas figé
et qu’il ne se cantonne pas dans le déjà-vu de manière stéréotypée. Aussi, le
plagiat est à combattre, notamment quand il prend des raccourcis délictueux
menant tout droit au vandalisme pictural. Picasso dans sa jeunesse avait copié
des tableaux de maîtres, mais il ajoutait la fameuse formule «d’après…» à sa
signature. Copier une toile de maître sans mentionner son nom, c’est de
l’anti-art, du vol.
-Bouzghiba: Qu’en est-il de l’Hexagone?
-Razak: En France, on est arrivé à une étape intéressante dans
le «répertoriage» des artistes cotés. Larousse assure la diffusion de deux
documents fort utiles: «Le dictionnaire Drouot de cotations des artistes» et le
«Guid’Art». Le Fond National de l’Art Contemporain (FNAC), la Foire
Internationale d’Art Contemporain (FIAC), les salons et les biennales
permettent de réactualiser les données de ces documents, d’où leur importance dans
le milieu de l’art en Hexagone. On regrette que des peintres marocains ayant longtemps
vécu en France n’y soient pas répertoriés. N’ayant pas réussi à percer au pays
de Delacroix, ils sont revenus au pays natal pour tout recommencer à zéro. Il y
en a qui disent qu’íls sont à califourchon entre Casablanca et Paris comme si
c’était un signe positif de démarcation. Les ventes aux enchères organisées au
Maroc pourraient jouer un rôle positif dans l’évolution de l’art, à condition
que l’objectivité soit alliée à la transparence. Il faudrait beaucoup de
sérieux et de vigilance. Car quelque soit la pertinence des soi-disant
commissaires-priseurs accrédités et des «experts», si expert il y a, les
tableaux des artistes morts constituent, comme on l’a déjà signalé, un vrai
casse-tête, car les copies de faussaires sont légion. Elles constituent une
entrave. Les procédures d’authentification paraissent tellement compliquées. On
ne peut pas parler de cotation en l’absence de créneaux spécifiques, de
garde-fous juridiques et de médias objectifs. Ce que des plumitifs hâtifs ont
publié sur la cotation au Maroc a suscité l’ire des puristes. C’est tellement
partial et fantaisiste que l’on commence à se demander qui est derrière cette
intrusion aux desseins inavoués? Chacun cite ses peintres préférés et l’on
oublie les autres, par méchanceté ou par Gharadisme (dans le jargon marocain le
mot Gharad veut dire besogne). On nous parle de galeristes, mais on ne voit que
des «boutiquiers-bazaristes». On nous parle de critiques d’art, mais on ne voit
que des écrits-tics d’art encenseurs et des étalages de mots faits pour plaire
et non pour questionner le futur et décortiquer le présent. Un critique qui
écrit sur commande n’est pas un critique d’art mais un mercenaire. Qui dénonce ces
tares handicapantes est traité de flic et d’on ne sait quel autre superlatif insultant. Les vrais critiques d’art ne sont
pas nombreux au Maroc et ceux qui ont une signature à respecter n’éprouvent
plus le besoin impérieux d’explorer le champ artistique. La scène picturale est
sclérosée. Un banditisme discret de contrefaçon est entrain de miner le milieu.
Dans la capitale du pays, les galeries qui avaient de la rigueur dans leurs
choix picturaux ont fermé leur porte. «Le Manoir» et «L’Atelier» deux galeries
autrefois dirigées par De Maziere et Albert Pilot ne sont plus dans l’actualité
picturale de tous les jours. Il en est de même pour la galerie «Arcanes». A Casablanca
la galerie «Nadar» qui avait accueilli de prestigieuses expositions comme
celle d’Hubert Clerissi, le peintre de Monaco, ne fait plus parler d’elle. Il
en est de même pour «Bassamat». Ce recul s’est répercuté sur la créativité
artistique. Les bonnes expositions se font rares et ceux parmi les peintres de
la deuxième génération qui parviennent à se maintenir dans le circuit visent le
commercial. La peinture alimentaire domine la peinture d’école. D’une manière
sous-jacente, la critique alimentaire a supplanté celle qui se sacrifiait à
l’art. Ainsi, au lieu d’innover, on consacre la stagnation et la redondance.
Comparons (toute proportion gardée) l’œuvre graphique de Matisse à celle de l’un
des graphistes marocains dont on dit dans certains cercles fermés qu’il a la
cote. Dans le premier travail on trouve une variété de thèmes, mais dans le
second on concentre l’effort sur un quadrupède nommé cheval. On aurait souhaité
que le peintre marocain élargisse sa vision pour épouser l’universel, en
diversifiant les thèmes. Il n’y a pas que les chevaux à «iconographier», les
humains sont, à mon humble avis, plus importants. Ce peintre n’est pas le seul
à ressasser les mêmes lapsus picturaux. Il n’y a qu’à voir le catalogue des
peintres officiels qui représentent le Maroc dans les manifestations
transculturelles, pour se rendre compte de cette monotonie agaçante.
-Bouzghiba: Que dire sur le rôle des médias?
-Razak: Le rôle de la presse et des médias audio-visuels est non
négligeable. Mais on est révolté par la médiocrité des deux chaînes locales.
Les émissions consacrées à l’art sont d’une mièvrerie écœurante. Le
clientélisme bat son plein. Les plateaux de télévision s’offrent au plus
offrant, quand aux vrais créateurs qui ont de la dignité dans leur ADN, sont
marginalisés. N’importe quel gribouilleur ou teinturier maladroit usant de
quelques sous distribués, à gauche et à droite à des rapporteurs besogneux,
peut accéder aux plateaux de télévision, pour annoncer au public dans un geste
cabalistique d’autoglorification qu’il est Zeus de la peinture moderne et
qu’après lui il y aura le Tsunami. Quand il échoue, il se réfugie dans le
corporatisme pseudo syndical pour avoir sa part de la rente publique, comme un
mutilé de guerre. Le plus drôle dans cette affaire, c’est que quand les
spécialistes voient son accrochage, ils sortent de l’exposition dépités par le
dégoût. La faute incombe à ceux ou celles qui lui ont cédé le micro pour
raconter des bobards et des historiettes à dormir debout. Dans ces émissions
bâclées le hors-propos y a atteint son paroxysme. Un simple dessin biscornu les
met en extase. Les métaphores enjolivant leur discours abondent. Une esquisse
d’arbres mal juxtaposés devient chez ces commentateurs sachant mal commenter un
reflet édénique et puis si on leur accorde plus de temps, ils nous parleront complaisamment
de symphonie boréale et d’oasis féerique, alors qu’il ne s’agissait que d’une
imitation plate de la nature, commise par un peintre du dimanche. Un tableau de
Salvador Dali vous transporte dans un univers fantastique. On attend que des
peintres marocains fassent de même, non pas en imitant ce talentueux peintre
catalan, mais en explorant le vaste champ onirique du subconscient, en se fiant
à ce qu’on a en réserve dans le très fond de l’être. Au lieu de copier la
nature béatement, il faudrait la transcender. Les deux chaînes TV laissent
passer ces stupidités, car elles adorent le remplissage fade. Il faudrait
mettre un terme au clientélisme et à l’inculture qui sévissent dans ces chaînes
fourre-tout. Aussi, il faudrait recruter des gens cultivés qui connaissent
l’histoire de l’art, ses diverses techniques et l’actualité artistique mondiale,
pour présenter des émissions de qualité. Le but étant de magnifier des œuvres
artistiques dignes d’intérêt et non de montrer le gribouillis de cancres avec
de la masturbation intellectuelle, en sus. A quand une purge et un lessivage
salutaire de nos médias audiovisuels? Quand aux intrus qui veulent faire de la
cotation artistique leur bizness, nous leur disons occupez-vous de ce qui vous
regarde. L’art est l’affaire des artistes. C’est le talent qui détermine la
cote et non pas les spéculateurs cupides qui cherchent à s’enrichir sur le dos
des peintres disparus ou qui agonisent.