samedi 21 janvier 2012

Pour une démarchandisation bien pensée de l’art (le journal L'Opinion)

Pour une démarchandisation

bien pensée de l’art

Il est des écritures simples qui puisent leur sève dans les parages du non-dit et les dédales du non-analysé. Les érudits de la langue arabe appellent cette pertinence "Assahl al Moumtaniâ" (l’aisé dont on n’use point). Dans une de mes lectures estivales, j’en ai décelé sous la plume de l’analyste et professeur de philosophie éthique Olivier Abel quelques marques. En effet, évoquant dans son essai ("La culture et le capital ", paru dans le N°7 de la revue Esprit, sorti en juillet 2000) la marchandisation de l’art et la chosification de la culture, l’auteur a fait une plaisante similitude entre les personnages de la fable de Jean de la Fontaine "La cigale et la fourmi" et puis les affairistes de l’art, toutes catégories et repentances confondues.

«Depuis La Cigale et la Fourmi, écrit-il, nous savons que les artistes et les managers ne font pas bon ménage. La cigale, un peu bohème et romantique, méprise le matérialisme des petits profits et interrompt les calculs, pour un "ça me plait comme ça" où son mécène croit se reconnaître».

Le côté "Assahl" de l’approche, c’est l’extrême schématisation usitée par l’auteur pour désigner à la fois le manager et l’artiste. Cette esquisse en pointillé vise l’établissement d’un lien de communication. Les traits gras servent à souligner les interactions entre les différents protagonistes et le système culturel qui les régit.

«Le manager, ajoute-il, a conquis le monde réel par son industrie et son autonomie. Il a soumis les renommées artistiques elles mêmes à la loi de l’audimat et a fait de l’argent, la seule mesure possible de la reconnaissance d’une œuvre d’art».

Le côté "Moumtaniâ" réside dans le choix de la matière à débattre, à savoir la problématique de l’art. Celle-ci n’est pas facile à décortiquer, vu sa complexité et ses enchevêtrements. Le repli culturel est certes partout un fait avéré, mais l’art en tant que credo en perpétuelle régénération pourrait toujours créer des surprises. De rebonds, en rebonds, il parvient toujours à remodeler les léthargies en les transformant en enthalpies motrices, tout en rehaussant l’image que l’on croyait ternie ou en voie de l’être.

«La position artiste, renchérit Olivier, ne suffit plus à assurer une fonction critique par rapport à l'esprit du capitalisme, qui a très bien réussi à la récupérer».

Abel s’interroge tout en questionnant les céans: «En quoi, dès lors, l'art peut-il aider à retrouver une position critique?»

Notre modeste contribution tenterait d’y ajouter une autre interrogation d’ordre épistémologique, déontologique et existentiel. Comment concilier entre le végétatif, c'est-à-dire l’art alimentaire et le spéculatif et puis l’art en tant que concept philosophique?

Depuis Platon de l’ère hellénistique, nous savons que l’artiste, avec sa vocation mal hiérarchisée par rapport au substrat social global, n’a été (usons du jargon mécanique) que la cinquième roue dont on ne se sert qu’en cas de panne. Il en est de même pour ceux qui, usent de leurs dons pour magnifier l’art, notamment les critiques d’art dignes de ce nom. Le triomphe des capitalistes souligné par moult constats révélateurs a, par ricochet, accentué davantage la décadence de toutes ces bonnes choses qui étaient prédestinées à un avenir radieux. Goya et Picasso ont porté l’art de la représentation à un niveau de militantisme esthétique jamais atteint auparavant, grâce notamment à leur deux tableaux respectifs: "Les Fusillés du 3 mai" (appelé initialement El Tres de Mayo) et "Guernica". Ils sont devenus des œuvres historiographiques où l’on peut lire des pages parlantes de cruauté, de l’histoire du peuple ibérique, vis-à-vis des envahisseurs.

L’œuvre picturale de Goya évoque l’insurrection du 3 mai 1908 et "Guernica" renvoie à la guerre civile espagnole de 1936. Deux toiles d’une éloquence inouïe. C’était la compassion qui en avait dicté le jaillissement. Le capital ne s’en est mêlé, pour tenter d’en faire une marchandise bonne à spéculer cupidement, qu’une fois que la postérité ait mis en exergue leurs attributs culturels postmodernes.

L’art n’aime pas les pessimistes, parce que dans la beauté il n’y a pas de pessimisme. Mieux vaut être Sisyphe que défaitiste. "L’immobilité ça dérange le siècle", disait Léo Ferré (…) Certains disent que le don ne suffit plus. L’assertion n’est pas dénuée de véracité. On leur rétorquerait qu’il faudrait avoir le don inné, de ne pas se contenter du vernis des choses, mais de sonder avec perspicacité leur noumène, c’est à dire leur noyau. Autrefois, l’aristocratie, optant pour la convivialité, acceptait la présence des artistes, tantôt par snobisme, tantôt par affairisme discret. C’était l’époque où culminait le "M’as-tu-vu? J’y étais" de la coquetterie pseudo mondaine. Aujourd’hui, le manager a remplacé le mécène et l’aristocratie (du moins ce qui en reste) s’est repliée sur elle-même par égocentrisme et cocooning castrateur. Le monde virtuel l’absorbe ainsi que sa progéniture. On préfère les joujoux électroniques aux œuvres d’art (toiles, sculptures, livres de littérature…). D’ailleurs, leurs fastueuses mondanités sont en nette régression, par rapport aux siècles précédents. Aujourd’hui, le manager se veut un professionnel et non un mécène. Il a non seulement conquis le monde réel comme, le mentionne cet universitaire dans son essai, mais aussi le monde virtuel (Internet). La renommée de l’artiste doit toujours passer par la manager, pourvu que ce dernier y perçoive un quelconque intérêt, pécuniaire cela s’entend. D’où les liens de compromission et de servitude.

L’auteur fait référence à l’ouvrage de Luc Boltanzki et Eve Chiapello (Le nouvel esprit du capitalisme). Il en rappelle que «l’insolente prospérité actuelle du capitalisme tient au fait qu’il a su non seulement doubler la critique sociale, la laisser «déphasée» (même si de nouvelles formes de contre-pouvoir apparaissent enfin) mais récupérer la critique artiste, notamment dans sa forme post soixante-huitarde.»

Le livre dont Abel fait référence est on ne peut plus révélateur: «Le capitalisme prospère; la société se dégrade. La croissance du profit s'accompagne de celle de l'exclusion. La véritable crise n'est pas celle du capitalisme, mais celle de la critique du capitalisme. Trop souvent attachée à d'anciens schémas d'analyse, la critique a conduit nombre de protestataires à se replier sur des modalités de défense efficaces dans le passé, mais désormais largement inadaptées aux nouvelles formes du capitalisme redéployé».

Or, à notre humble avis, une critique sociale en termes positivistes et bergsoniens est éminemment dialectique. Vue sous un angle radical, elle devient anti-tout. Tout révisionnisme qui se propose de reformer la société, déjà marchant à double vitesse, serait voué à l’échec, si l’on ne procédait pas à une synchronisation cinétique. L’art a toujours été un outil efficace, pour la stigmatisation de certaines valeurs. Une de ses vertus consiste à esthétiser la laideur. Les environnementalistes n’ont-ils pas les mêmes objectifs? La plus grande bataille reste une démarchandisation bien pensée de l’art. Cela ne veut pas dire abandonner le marché de l’art, mais lui insuffler de nouvelles valeurs éthiques, afin d’assainir les mécanismes de son universalisation. Opérer une rupture avec la spéculation inhumaine qui, à force de hausser les enchères, a tué l’art et ridiculisé les artistes. Que signifie un Van Gogh adjugé 80 millions de dollars, alors que de son vivant, cet artiste martyr de l’art ne trouvait même pas de quoi vivre décemment? Cette distanciation plus que nécessaire et cette moralisation sont un impératif, pour que la société, déjà en proie à de sérieux morcellements, retrouve sa cohésion. Il lui faudrait un connexionnisme sentimental, une sorte d’Internet du cœur plein de dignité et de probité. Un nouveau concept de culture basé sur l’égalité des chances et le respect du génie créateur. Au lieu du trafic d’argent dont tout un chacun constate les dégâts, il faudrait un trafic de bonheur. Seul, l’art pourrait en procurer à la démesure. Quand à la charité-bizness dont on nous a rabattu les oreilles, à longueur de journées, elle doit disparaître pour de bon, afin de faire l’éloge et l’apologie du labeur. Et que fait-on déjà pour les artistes vivant à la marge de la société ou qui agonisent? Certainement, on leur prépare le linceul et le cérémonial hypocrite d’outre-tombe. Les managers de la mort-bizness s’en chargent et puis ce ne sont pas les pleureuses qui manquent.

RAZAK

(Tome-2 de la monographie Bouzghiba-Awards)

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