Voulant participer au débat entamé par le journal l’Opinion sur
les salles de ventes aux enchères au Maroc nous avons proposé nos
Dardacha-chatt sans nulle intention de nuire à quiconque. Ces entretiens sur
des thèmes précis ont été publiés dans
le blog. Celle que l’on a consacrée à la cotation artistique est la 17e.
Elle date de 2007. Si l’on note une certaine audace d’en publier les deux
premières parties (voir coupons de presse)
l’on est en droit de nous demander pourquoi la dernière partie a été
censurée par le journal. Sur ce, et afin de ne pas priver les lecteurs de la
totalité de ces entretiens instructifs, nous remettons on-line l’interview dans son intégralité.
DARDACHA-
N°17 : La cotation artistique en question
-0-
CHAT
ENTRE LE PERSONNAGE BOUZGHIBA ET SON GENITEUR
-0-
-Bouzghiba:
Est-on assez mûr pour parler de cotation artistique au Maroc?
-Razak:
Il est prématuré d’en parler puisque officiellement le statut de l’artiste marocain
n’est pas encore entré en vigueur et le milieu est gangrené par le plagiat, la
corruption et le népotisme. Il faudrait d’abord assainir et purifier les
connexions, sinon on risque de fausser les valeurs d’un marché qui n’est qu’à
l’état embryonnaire. Pour l’asseoir sur des bases solides, il faudrait éloigner
les intrus. L’iconographie marocaine n’est pas très ancienne. La colonisation
du pays a été accompagnée, par l’entrée en scène des orientalistes, dont
certains sont venus au pays pour étudier les mœurs de la société marocaine,
afin d’en faciliter la domination. D’autres ont choisi le Maroc par admiration
et ils y sont restés jusqu’à leur mort.
-B:
Que reprochez-vous à ces spéculateurs?
-R:
Il faut faire la part des choses. Ce que je crains, c’est la marchandisation à
outrance qui ferait élever le pécuniaire au détriment de l’historiographique.
L’appréciation de cette iconographie hétérogène est souvent marquée du sceau du
subjectif. Ceux qui ont côtoyé le peintre défunt Jilali Ghrabaoui savent qu’il
n’a laissé que quelques dizaines de tableaux. Mais si l’on compte aujourd’hui
les vrais faux Gharbaoui détenus par des particuliers, l’on se rendra compte
que le chiffre se dilate pour atteindre le millier. Comment va-t-on séparer
l’ivraie du bon grain? Gharbaoui avait l’habitude de donner des titres à ses
tableaux. Vous voulez piéger ceux et celles qui possèdent des tableaux de ce
peintre mort dans la misère, alors demandez-leur le nom de ce qu’ils ont comme
peinture. A Drouot ou à Sotheby’s on ne présente pas aux enchères des œuvres
avec de telles lacunes historiographiques.
-B:
Que feriez-vous si vous étiez commissaire-priseur?
-R:
Où çà, à Sotheby’s ou Dar el Bacha?
-B:
Dans l’une des salles de ventes casablancaises?
-R:
Il faudrait redoubler de vigilance. Pour les peintres de la jeune génération,
il faudrait privilégier les gens cultivés qui savent ce qu’ils font. Les
«cartepostalistes» et les naïfs doivent faire preuve d’émancipation. La
contemporanéité exige de la transcendance et de la perspicacité. Elle a horreur
de l’immobilisme. Il n’y a qu’à contempler l’œuvre monumentale de Picasso.
L’homme ne s’est jamais contenté d’un seul style de peinture. Il en a créé toute
une foultitude.
-B:
Vous sortez le nom d’un autre pionnier de l’art marocain qui est de confession
juive, est-ce pour cela qu’on a empêché la parution de votre point de vue?
-R:
L’apport de Raphaël Kohen a toujours été négligé, parce qu’il était un peintre
figuratif. Aux années 60 du siècle dernier, la vague des «abstraitistes», plus
ou moins intellectualisés, a laissé des traces, pour ne pas dire séquelles.
L’art semblait marcher avec les pas d’un unijambiste. Les conservateurs
voulaient diaboliser le dessin, mais ils oubliaient que tous les chauffeurs
ayant un permis de conduire ont appris le code de route grâce au dessin. Aussi
la seringue que l’infirmière utilise dans ses injections intramusculaires ou
veineuses est la matérialisation d’un dessin. L’avion qui les transporte pour
le pèlerinage est la concrétisation d’un
dessin coté.
-B:
Coté, cotation, vous voulez me briser les côtes et me mettre Ko?
-R:
Un dessin coté est un dessin où l’on indique les dimensions. Dans le dessin
industriel, il n’y a pas de place pour la fantaisie. La moindre erreur de
calcul peut se répercuter sur la pièce à usiner. Dans le dessin d’art il y a
plus de liberté.
-B:
Croyez-vous que les radicaux de l’orthodoxie «anti-art» peuvent vivre sans les
produits dérivés du dessin?
-R:
Il est impossible, à moins que l’on revienne à l’âge de la pierre taillée,
c'est-à-dire moudre le grain avec le «Rhâ», qui est une meule traditionnelle
actionnée manuellement, ne pas porter des vêtements cousus à la machine, ne pas
boire l’eau du robinet, car il y a un tas d’appareils mécaniques et d’ouvrages
de traitement qui l’ont produite et puis qui sont la suite logique d’un dessin.
Le robinet lui-même est-il sorti du néant? Ils ne doivent pas utiliser de
fourchette, de cuillères, de cocotte-minute, de bonbonnes de gaz, car les
premiers prototypes de ces ustensiles sont accompagnés de dessins. Les brevets
d’invention en font état.
-B:
Au Maroc, les premières expositions d’art plastiques ont été encouragées par
les colons, mais l’on manque toujours de musée des Beaux-arts?
-R:
Jean Baldoui, qui y avait pensé prématurément, a pu rassembler un certain
nombre de tableaux des anciens coloristes. Malheureusement, après sa mort, on
jeta à la poubelle toute cette collection. Le photographe Bouâmri qui
travaillait au ministère des affaires culturelles a pu en conserver quelques
uns. La cotation artistique aurait dû prendre son envol naturel, si on avait
suivi le chemin qu’avaient pris l’architecte Packard qui introduisit les œuvres
d’art au parlement, Madame de Brodskis qui forma les tous premiers peintres non
naïfs tel Kacimi et Azéma qui avait initié Ben Allal et puis Gaston Mantel qui
faisait partie de l’école du Manoir. Ces peintres décédés avaient bien animé la
scène picturale de l’époque. La cotation aurait commencé par ces artistes qui
étaient conscients de la chose. Les Marocains se sont réveillés tardivement sur
le phénomène des ventes aux enchères d’œuvres d’art. L’on s’étonne aujourd’hui
que des profanes veuillent qu’on les prenne pour des collectionneurs et des
connaisseurs d’art. Nous savons qu’il y a beaucoup de déchets parmi les objets
rassemblés.
-B:
L’on remarque que le ministère de la culture fait profil bas, quand on évoque
la cotation. Quelles en sont les raisons d’après-vous ?
-R:
«Fakidou Achayeî Layouâtih». A traduire par ceci: celui qui perd un objet ne
doit pas dire qu’il l’a donné. Le statut de l’artiste a souffert d’un
atermoiement pathologique. Si les bureaucrates du ministère de tutelle ouvrent
leur bouche on leur rétorquera: mais où est le statut de l’artiste? Voilà l’une
des raisons qui expliquent ce silence complice.
-B:
Vous dites que le statut de l’artiste n’est pas encore entré en vigueur, alors
sur quels critères se base-t-on pour accorder les bourses de la «Cité des Arts»
qui se trouve en France?
-R:
On m’a dit qu’il y a une commission qui s’en charge, mais je ne connais pas les
critères de sélection. On attend toujours qu’on nous montre les travaux des
premiers bénéficiaires, pour juger de la véracité de la chose et jauger les
choix de ces «juges d’art». Mahdi el Manjra, le futurologue marocain, a
toujours récusé les dérapages de ce qu’il appelle «Lajnocratie». Le mot arabe
«Lajna» veut dire commission. Je souhaite qu’il n’en soit pas ainsi.
-B:
L’expertise de l’œuvre des artistes défunts pose problème. Que faut-il faire
pour clarifier la situation et chasser le doute?
-R:
C’est un sacré dilemme. L’expertise ne peut pas être assurée par un seul
individu et ceci quelles que soient ses capacités, sa perspicacité et son
habileté. Connaître toutes les «griffes» artistiques, n’est pas à la portée du
plus commun des mortels. Le ministère des affaires culturelles qui est aussi
chargé de la sauvegarde du patrimoine artistique est interpellé. Son laxisme
commence à déranger. La première des choses à faire, c’est d’organiser un
colloque pour débattre de la question. Sinon, la gabegie continuera jusqu’au
jour du sursaut où l’on regrettera d’avoir laissé pourrir les rouages. La vente
aux enchères, c’est de la spéculation. Il faudrait qu’il y ait un minimum
d’éthique dans les transactions et le fisc doit obligatoirement intervenir, car
il est inadmissible que les smicards paient l’impôt, alors que les spéculateurs
de l’art en soient exonérés. Il ne faut pas oublier que dès qu’il s’agit
d’argent, les prédateurs de l’art sortent leurs griffes et se mettent à
louvoyer. Leur gourmandise n’a pas de limite. Par ailleurs, tout ce qui brille
n’est pas or. Ils aiment le faux, parce que c’est rentable. Mais c’est
l’Histoire de l’art que l’on est entrain de falsifier. Comme je l’ai déjà
spécifié dans un texte sur l’art contemporain: «La plus grande bataille reste
une démarchandisation bien pensée de l’art. Cela ne veut pas dire abandonner le
marché de l’art, mais lui insuffler de nouvelles valeurs éthiques, afin d’assainir
les mécanismes de son universalisation. Opérer une rupture avec la spéculation
inhumaine qui, à force de hausser les enchères, a tué l’art et ridiculisé les
artistes. Que signifie un Van Gogh adjugé 80 millions de dollars, alors que de
son vivant, cet artiste martyr de l’art ne trouvait même pas de quoi vivre
décemment? Cette distanciation plus que nécessaire et cette moralisation sont
un impératif pour que la société, déjà en proie à de sérieux morcellements,
retrouve sa cohésion. Il lui faudrait un connexionnisme sentimental, une sorte
d’Internet du cœur plein de dignité et de probité. Un nouveau concept de
culture basé sur l’égalité des chances et le respect du génie créateur. Au lieu
du trafic d’argent dont tout un chacun constate les dégâts, il faudrait un
trafic de bonheur. Seul, l’art pourrait en procurer à la démesure».
-B:
Dans d’autres écrits sur l’art, la dualité est omniprésente. Est-ce que c’est
prémédité?
-R:
Que veux-tu dire par dualité?
-B:
L’interaction des contraires.
-R:
C’est dans la nature des choses: thèse, anti-thèse, synthèse. «Il y a deux
types d’art avais-je écrit dans l’un deux: l’art vrai et l’art bidon, l’art des
portefeuilles gonflés et l’art des crève-la-faim, l’art des bronzés des côtes
azurées et l’art des suicidés, l’art des vendeurs et l’art des vendus, l’art
des bosseurs et l’art des bossus, l’art utile et l’art futile, l’art des
ringards et l’art aux aguets et à l’affût des nouveautés.
Il y
a deux types de galeries: les galeries qui prônent comme le parnasse:
"l’art pour l’art" et celles qui cherchent le gain matériel et peu
importe le reste, les galeries espaces de recherche et de créativité et puis
les galeries recherchées par les "cartepostalistes"et par les fous du
ready-made, les galeries pour "m’as-tu-vu j’y étais" et les galeries
à stylistique convaincante et convaincue, les galeries à axe culturel bien
défini et les galeries désaxées culturellement, les galeries-bazars et les
galeries estrades de démonstration, les galeries qui savent ce qu’elles font et
les galeries qui ne font que tâtonner.
Il y
a deux types de critiques d’art: le critique intègre et le critique désintégré,
le critique battant et le critique battu, le critique combattant et le critique
combattu, le critique visionnaire et le critique révisé, le critique crédible
et le critique discrédité qui dribble avec la vérité, le critique menteur et le
critique jamais démenti, le critique "chaâbi" (populaire) et le
critique qui ressemble à Achâab le gourmet, il ne cherche qu’à remplir sa
panse, le critique salarié et le critique qu’aucun salaire ne peut contenter.
Nul
n’est sensé ignorer ces clivages. Si d’aventure on se rend compte que le
tableau acheté à un prix exorbitant n’est qu’une copie de faussaire qu’on vous
a glissée dans une galerie qui n’en est pas une et dont la transaction a été
bénie par un criticaillon de pacotille, cela voudrait dire qu’on vous a dupé,
pour ne pas avoir écouté la voix de la sagesse qui dit: "soyez prudent et
méfiez-vous des maquereaux. Une horde de prédateurs rôde autour de vous".
-B:
Vous avez une dent cariée contre les faussaires.
-R:
Ils sont la source de toutes les nuisances. D’abord ce sont des ratés, ensuite ils sont entrain
de frelater la scène artistique, au vu et su de tout le monde. J’aimerais
revenir à un autre texte pour montrer là où le bât blesse: «Il n’y a censément
pas de différence entre celui qui cherche aveuglement ce qu’il n’a pas trouvé
et celui qui trouve facilement ce qu’il n’a pas cherché. Pour qu’un art soit
apte de représenter son époque, il importe à cet art d’opter pour la durée et
non pour la vanité. Cependant, c’est à l’heure des bilans que sonne celle de la
vérité. En fait, qu’en est-il de ces pseudos artistes tous genres et acabits
confondus qui, à court d’idée, se plaisent à reproduire d’une manière «tiquée»,
stéréotype sur stéréotype, ou à refaire ce que d’autres ont conçu. Le public
averti en la matière, bien que se comptant sur les doigts de la main est de
plus en plus hâtif pour voir se concrétiser ce miracle avidement attendu:
l’œuvre accomplie, sachant que celle-ci, de par sa singularité, ne peut émaner
que d’un vrai créateur qui surprend avant de convaincre. L’art n’a de peur que
des faussaires et non des fantaisistes».
-B:
Continuons notre odyssée de démystification. Que dire en conclusion sur la
cotation artistique au Maroc?
-R:
«Il existe deux manières de ne pas aimer l’art», écrivait le poète irlandais
Oscar Wilde, «la première est de ne pas l’aimer et la seconde de l’aimer
rationnellement». Les zélés de la spéculation qui veulent irrationnellement
nous prouver qu’ils aiment l’art «rationnellement», en abordant la cotation
artistique au Maroc, qui n’est qu’à son balbutiement, sont entrain de jouer
avec le feu. Le domaine dépasse leur compétence. Ils veulent semer la zizanie
entre les artistes. Outre la tendance mercantiliste et dépravante, il y a plus
de désagréments que de boniments. Dans les pays qui ont une tradition
artistique bien ancrée dans les mœurs, c'est-à-dire là où il y a un vrai marché
de l’art, de vrais collectionneurs, de vrais critiques d’art et des médias
vigilants, la cotation est calculée grâce aux ventes réalisées dans les
galeries, salons ou ateliers. La vente aux enchères, quand elle obéit à des
règles communément admises, fait monter la cote de certains artistes peu connus
ou méconnus du public. Par ailleurs, un peintre cultivé vaut mieux qu’un
peintre ignorant. Au Maroc, la situation est plutôt délicate, il n’y a pas un
marché de l’art proprement dit et les salles de ventes aux enchères, ouvertes
sporadiquement durant ces dernières années, sont dominées par l’amateurisme.
Autre désagrément: on a la manie de ne donner de la valeur qu’aux toiles de
peintres décédés, comme si parmi les vivants il n’y avait pas de créateurs
talentueux. C’est une conception erronée de l’art et une absurdité
inesthétique. Si par mégarde, les Parisiens avaient suivi la même voie
déroutante, à l’époque où Picasso n’était qu’un novice, vivant au jour le jour,
comme un bohémien, on n’aurait pas eu cette chance inouïe de jouir de l’œuvre
prolifique et spectaculaire de l’un des plus brillants créateurs de notre
temps. Il faut reconnaître que l’œuvre des premiers peintres marocains n’est
pas plastiquement fameuse (je veux dire artistiquement). Ben Ali R’bati, que
certains considèrent tendancieusement comme le père de la peinture marocaine,
était un coloriste qui ne maîtrisait pas l’art du dessin. Ben Allal doit sa
petite renommée à Jacques Azéma puisqu’il était son cuisinier. Jilali Gharbaoui
reconnaissait volontiers qu’il ne commençait à s’adonner à la peinture
abstraite qu’à partir de 1952. Certains de ses tableaux ressemblaient à des
ratures vues au fort grossissement. Ahmed Cherkaoui, son émule, n’était pas non
plus un Leonard de Vinci, pour faire des dessins figuratifs bien proportionnés.
L’abstrait était un refuge pour ceux qui ne savaient pas dessiner correctement.
Les barrières confessionnelles avaient favorisé le glissement vers une peinture
de signes traditionnels, plus proche de l’artisanat que de l’art. Les
autoproclamés critiques d’art, manquant souvent d’objectivité, ont omis le nom
d’un autre pionnier marocain qui était de confession juive. J’ai déjà évoqué
son cas précédemment. Il s’appelle Raphaël Cohen et il est né à Rabat en 1939.
Cohen était un peintre figuratif précoce, puisqu’à 14 ans il publia un livre
illustré. Le peintre graphiste Gaston Mantel qu’on avait l’habitude de
rencontrer à la galerie «Le Manoir» ne tarissait pas d’éloges envers ce
dessinateur doué, puisqu’il qu’il était son professeur au lycée Gouraud. De son
vivant, Mantel ne comprenait pas pourquoi on l’excluait du répertoire marocain,
malgré sa fécondité créatrice.
En
matière de cotation, la contemporanéité ne doit pas s’engouffrer dans le
passéisme castrateur et s’enliser dans les abysses du «has been». Elle doit privilégier
(comme son nom l’indique) le contemporain «bon vivant» et non pas celui de la
nécrologie, des sarcophages et des sépultures. L’art, avant d’être appréhendé
sous sa valeur marchande, est expression libre et débridée. L’affairisme
post-mortem est la spécialité des spéculateurs cupides. Qui ne se souvient pas
du calvaire des deux martyrs de l’art Van Gogh et Modigliani avec les
charognards de l’art?
-B:
Et à propos de l’art naïf?
-R:
Une absurdité en cache souvent une autre, l’art naïf qui est une des tares
résiduelles du colonialisme trouve toujours acquéreur au Maroc, malgré la
grossièreté de cette peinture. On est au troisième millénaire et on continue de
privilégier la peinture naïve au détriment de la peinture intelligente. Certes,
les Français avaient leur Douanier Rousseau, mais ils avaient aussi Delacroix,
David et Georges De La Tour qui étaient des peintres habiles qui savaient non
seulement dessiner impeccablement, mais aussi peindre en respectant les dosages
pigmentaires. Il faut encourager les talents bourgeonnants et diversifier les
styles intelligents qui s’éloignent des sentiers battus et puis qui aspirent à
des horizons inédits, en favorisant l’enrichissement culturel. Entre le
décoratif et le narratif, l’artiste doit trouver la voie idoine. Il ne doit pas
se contenter d’une seule démarche, il doit densifier son œuvre et intensifier
ses recherches, afin de donner à autrui l’impression que son art n’est pas figé
et qu’il ne se cantonne pas dans le déjà-vu de manière stéréotypée. Aussi, le
plagiat est à combattre, notamment quand il prend des raccourcis délictueux
menant tout droit au vandalisme pictural. Picasso dans sa jeunesse avait copié
des tableaux de maîtres, mais il ajoutait la fameuse formule «d’après…» à sa
signature. Copier une toile de maître sans mentionner son nom, c’est de
l’anti-art, du vol.
-B:
Qu’en est-il de l’Hexagone?
-R:
En France, on est arrivé à une étape intéressante dans le «répertoriage» des
artistes cotés. Larousse assure la diffusion de deux documents fort utiles: «Le
dictionnaire Drouot de cotation des artistes» et le «Guid’Art». Le Fond
National de l’Art Contemporain (FNAC), la Foire Internationale d’Art
Contemporain (FIAC), les salons et les biennales permettent de réactualiser les
données de ces documents, d’où leur importance dans le milieu de l’art en
Hexagone. On regrette que des peintres marocains ayant longtemps vécu en France
n’y soient pas répertoriés. N’ayant pas réussi à percer au pays de Delacroix,
ils sont revenus au pays natal pour tout recommencer à zéro. Il y en a qui
disent qu’ils sont à califourchon entre Casablanca et Paris, comme si c’était
un signe positif de démarcation.
Les
ventes aux enchères organisées au Maroc pourraient jouer un rôle positif dans
l’évolution de l’art, à condition que l’objectivité soit alliée à la
transparence. Il faudrait beaucoup de sérieux et de vigilance. Car quelque soit
la pertinence des soi-disant commissaires-priseurs accrédités et des «experts»,
si expert il y a, les tableaux des artistes morts constituent, comme on l’a
déjà signalé, un vrai casse-tête, car les copies de faussaires sont légion.
Elles constituent une entrave. Les procédures d’authentification paraissent
tellement compliquées. On ne peut pas parler de cotation en l’absence de
créneaux spécifiques, de garde-fous juridiques et de médias objectifs. Ce que
des plumitifs hâtifs ont publié sur la cotation au Maroc a suscité l’ire des
puristes. C’est tellement partial et fantaisiste que l’on commence à se
demander qui est derrière cette intrusion aux desseins inavoués? Chacun cite
ses peintres préférés et l’on oublie les autres, par méchanceté ou par
Gharadisme (dans le jargon marocain le mot Gharad veut dire besogne). On nous
parle de galeristes, mais on ne voit que des «boutiquiers-bazaristes». On nous parle
de critiques d’art, mais on ne voit que des écrits-tics d’art encenseurs et des
étalages de mots faits pour plaire et non pour questionner le futur et
décortiquer le présent. Un critique qui écrit sur commande n’est pas un
critique d’art mais un mercenaire. Qui dénonce ces tares handicapantes est
traité de flic et d’on ne sait quel autre superlatif insultant. Les vrais
critiques d’art ne sont pas nombreux au Maroc et ceux, qui ont une signature à
respecter, n’éprouvent plus le besoin impérieux d’explorer le champ artistique.
La scène picturale est sclérosée. Un banditisme discret de contrefaçon est
entrain de miner le milieu. Dans la capitale du pays, les galeries qui avaient
de la rigueur dans leurs choix picturaux ont fermé leur porte. «Le Manoir» et
«L’Atelier», deux galeries autrefois dirigées par De Maziere et Albert Pilot ne
sont plus dans l’actualité picturale de tous les jours. Il en est de même pour
la galerie «Arcanes». A Casablanca la galerie «Nadar» qui avait accueilli de
prestigieuses expositions, comme celle d’Hubert Clerissi, le peintre de Monaco,
ne fait plus parler d’elle. Il en est de même pour «Bassamat». Ce recul s’est
répercuté sur la créativité artistique. Les bonnes expositions se font rares et
ceux parmi les peintres de la deuxième génération qui parviennent à se
maintenir dans le circuit visent le commercial. La peinture alimentaire domine
la peinture d’école. D’une manière sous-jacente, la critique alimentaire a
supplanté celle qui se sacrifie à l’art. Ainsi, au lieu d’innover, on consacre
la stagnation, la médiocrité et la redondance. Comparons (toute proportion
gardée) l’œuvre graphique de Matisse à celle de l’un des graphistes marocains
dont on dit dans certains cercles fermés qu’il a la cote. Dans le premier
travail on trouve une variété de thèmes, mais dans le second on concentre
l’effort sur un quadrupède nommé cheval. On aurait souhaité que le peintre
marocain élargisse sa vision pour épouser l’universel, en diversifiant les
thèmes. Il n’y a pas que les chevaux à «iconographier», les humains sont, à mon
humble avis, plus importants. Ce peintre n’est pas le seul à ressasser les
mêmes lapsus picturaux. Il n’y a qu’à voir le catalogue des peintres officiels
qui représentent le Maroc dans les manifestations transculturelles, pour se
rendre compte de cette monotonie agaçante
-B:
En évoquant les chevaux de torture, est-ce que vous vouliez parler des chevaux
de guerre, qu’on utilisait pour tracter l’artillerie lourde?
-R: Non,
il s’agit de chevaux qui ne galopent pas. En effet, quel est le quadrupède le plus
torturé par les peintres marocains qui ne savent pas dessiner? D’aucuns me diraient
à la hâte: l’âne. Cette pauvre créature a toujours été prise pour ce qu’elle n’est
pas. Ce souffre-douleur encaisse les coups sans dire ni Ah, ni Oh. Le quadrupède
en question n’est autre que le cheval. Cela pourrait paraître paradoxal, mais c’est
la vérité. Hormis, quelques peintres qui maîtrisent le dessin comme Ahmed Benyessef,
les carences en matière de croquis anatomistes sont criardes au Maroc. Charcuté,
défiguré, amoindri, le cheval arabe autrefois si vénéré par les peintres orientalistes,
tels Théodore Chassériau et Delacroix, est au plus bas niveau iconologique de son
histoire. Ces «pain-êtres» pressés qui veulent gagner plus d’argent en fournissant
moins d’effets, aidés par des courtiers sans scrupule et mis sur le devant de la
scène par des criticaillons, comme ceux qu’on a vilipendés à juste titre ont
perverti la scène artistique marocaine. Ainsi, comme sil s’agissait d’un jeu
enfantin, ces trafiquants se déploient avec l’envie déclarée de duper les acquéreurs
malavisés, incapables de séparer l’ivraie du bon grain et le torchon de la
serviette. Le patrimoine pictural et archéologique subit une campagne de
falsification sans précèdent, mais on laisse faire, comme si les pouvoirs publics
étaient impuissants à redresser la situation. On ne compte plus les tentatives
ratées de transposer correctement le cérémonial de la «Baiaâ», alors que
Delacroix y était parvenu, en deux traits esquissés et avec quelques touches de
couleur. Massacrés désastreusement et caricaturés à l’extrême, ces graphismes d’une
valeur artistique nulle sont une honte pour la culture marocaine; et là on
retrouve, comme par malédiction, le cheval dans ses figurations les plus repoussantes
et les plus sordides. Le cheval, dont le total synonymique en linguistique
arabophone atteint 32 ’’Moradifs’’, est acculé à un graphisme syntagmatique
pauvre en lignes et en teintes de coloriage. Les malhabiles sont derrière cette
misère. Faisons remarquer que le cheval que Picasso a dessiné, avec des lignes
brisées et entrechoquées, dans sa grande toile Guernica est d’une autre
texture. C’est un élément narratologique, alors que les chevaux torturés par
les Marocains n’ont rien de narratif. Quand au célèbre cheval de Troie, il a,
en plus de la ruse, une beauté sculpturale.
Le
cheval en plein galop est d’une beauté extraordinaire, les courses de fantasia
en témoignent, mais au Maroc, les cancres et les médiocres en ont fait une
monstruosité obscène, à force de peinturlurer à gauche et à droite. Dommage! Au
pays du chevaleresque Tariq Ibn Zyad, le descendant d’al Borak et de Pégase
devient rachitique. Il mérite mieux.
-B:
Que dire sur le rôle des médias?
-R:
Le rôle de la presse et des médias audio-visuels est non négligeable. Mais on
est révolté par la médiocrité des chaînes locales. Les émissions consacrées à
l’art sont d’une mièvrerie écœurante. Le clientélisme bat son plein. Les
plateaux de télévision s’offrent au plus offrant, quand aux vrais créateurs qui
ont de la dignité dans leur ADN, sont marginalisés. N’importe quel gribouilleur
ou teinturier maladroit usant de quelques sous distribués, à gauche et à droite
à des rapporteurs besogneux, peut accéder aux plateaux de télévision, pour annoncer
au public, dans un geste cabalistique d’autoglorification, qu’il est Zeus de la
peinture moderne et qu’après lui il y aura le Tsunami. Quand il échoue, il se
réfugie dans le corporatisme pseudo syndical pour avoir sa part de la rente
publique, comme un mutilé de guerre. Le plus drôle dans cette affaire, c’est
que quand les spécialistes voient son accrochage, ils sortent de l’exposition,
dépités par le dégoût. La faute incombe à ceux ou celles qui lui ont cédé le
micro pour raconter des bobards et des historiettes à dormir debout. Dans ces
émissions bâclées le hors propos y a atteint son paroxysme. Un simple dessin
biscornu les met en extase. Les métaphores enjolivant leur discours abondent.
Une esquisse d’arbres mal juxtaposés devient, chez ces commentateurs sachant
mal commenter, un reflet édénique et puis si on leur accorde plus de temps, ils
nous parleront complaisamment de symphonie boréale et d’oasis féerique, alors
qu’il ne s’agit que d’une imitation plate de la nature, commise par un peintre
du dimanche. Un tableau de Salvador Dali vous transporte dans un univers
fantastique.
On
attend que des peintres marocains fassent de même, non pas en imitant ce
talentueux peintre catalan, mais en explorant le vaste champ onirique du
subconscient, en se fiant à ce qu’on a en réserve dans le très fond de l’être.
Au lieu de copier la nature béatement, il faudrait la transcender.
Les
deux chaînes TV laissent passer ces stupidités, car elles adorent le
remplissage fade. Il faudrait mettre un terme au clientélisme et à l’inculture
qui sévissent au sein de ces chaînes fourre-tout. Aussi, il faudrait recruter
des gens cultivés qui connaissent l’histoire de l’art, ses diverses techniques
et l’actualité artistique mondiale, pour présenter des émissions de qualité. Le
but étant de magnifier des œuvres artistiques dignes d’intérêt et non de
montrer le gribouillis de cancres, avec de la masturbation intellectuelle, en
sus. A quand une purge et un lessivage salutaire de nos médias audiovisuels?
Quand
aux intrus qui veulent faire de la cotation artistique leur bizness, nous leur
disons: «occupez-vous de ce qui vous regarde. L’art est l’affaire des artistes.
C’est le talent qui détermine la cote et non pas les spéculateurs cupides qui
cherchent à s’enrichir sur le dos des peintres disparus ou qui agonisent».
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