-0-
CHAT ENTRE LE PERSONNAGE BOUZGHIBA ET SON GENITEUR
-0-
-Bouzghiba: L’œuvre du graveur hollandais Escher vous subjugue. Parlez-nous de vos Escheritudes?
-Razak: Pour naviguer dans la galaxie escherienne, il faudrait avoir les préalables de l’eschernaute averti, c’est à dire: un peu d’histoire mauresque (islamisation de la péninsule ibérique), quelques théorèmes de mathématiques, relatifs aux espaces curvilignes et euclidiens (translation, rotation, isométrie, symétrie, rotation, homothétie…) et puis une parfaite connaissance des différentes techniques de l’estampe (xylographie, lithographie, chalcographie…). En négligeant, ne serait-ce qu’un de ces accessoires d’exploration, le triptyque Escher, que l’on tenterait de visualiser, serait boiteux. Chronologiquement, l’étude de son œuvre que j’ai appelée Escheritude est venue après les activités de vulgarisation du surréalisme, renforcée par deux années de picassologie.
-Bouzghiba: Vous avez dit que vous connaissiez l’œuvre avant l’ouvrier?
-Razak: Je me rappelle avoir vu, dans plusieurs revues culturelles, des reproductions offset de sa célèbre gravure représentant deux mains jumelles, dessinant l’une l’autre, et de son osmotique pavage, dans lequel les jeux de contrastes, métamorphosent des poisons en oiseaux et vice-versa. Quand au «visage épluché» qu’il appela Ecorce, il emplissait ma petite cervelle de mystères et d’un onirisme étrange. Une autre image, m’ayant tout particulièrement frappé, représente une construction à plusieurs niveaux, soutenus par des colonnades. Ce qui m’intriguait, c’était d’abord l’enchevêtrement paradoxal des colonnades, ensuite l’écoulement hydraulique sans fin: l’eau se jetant sur une turbine placée en bas, remonte par des petits canaux orthogonaux, dessinés en perspective. Mes sens de perception en étaient déroutés et égarés. Je ne connaissais pas encore le génial créateur qui avait conçu cette construction impossible à bâtir. Le plus souvent on ne mentionnait pas le nom de l’auteur de ces images fantastiques, qui me rappelaient par leur aspect ludique, d’autres que j’avais vues dans un livre anglais de béhavioristes, et qui présentaient la même ambiguïté de lecture. Ce n’était que plus tard que j’avais su qu’elles portaient l’estampille de M.C. Escher. Le graveur néerlandais s’est servi des astuces de la perspective et de la relativité de la notion d’échelle, pour créer des illusions d’optique. Visuellement, cela semblait tangible, mais il était très difficile, voire quasiment impossible, d’en concrétiser l’édification avec du ciment et du mortier. Les monographies sur cet autre illusionniste étaient introuvables dans les librairies de Rabat, à l’époque où son œuvre m’avait interpellé. La précision du trait et l’assurance avec laquelle il gravait ses objets, m’avaient stupéfié. Ma soif de le connaître davantage sera bientôt étanchée, grâce à un concours de circonstances, le moins qu’on puisse dire hasardeuses.
En effet, en 1989, j’eus l’occasion d’en savoir plus grâce à un livre d’art qui m’avait été donné (ainsi que deux autres monographies: l’une sur Van Gogh et l’autre sur Mondrian) par l’Ambassadeur du Nederland. Cela est venu juste après la clôture de l’évènement artistique international «Art en Direct» que la capitale avait accueilli pour la première fois. Pour commémorer son avènement, j’avais peint une toile thématique (une peinture à l’huile). Cette toile plut à l’ambassadeur. Il voulut l’acheter. Mais comme un des co-initiateurs de cette manifestation transculturelle, (un canadien dénommé Richard) m’avait expliqué que le soutien de l’ambassade des Pays-Bas était déterminant, alors j’avaisi offert cette toile penditive qu’on peut fixer au mur sans l’aide d’un cadre.
-Bouzghiba: Pourquoi il n’y a pas eu de suite à cet événement?
-Razak: Les artistes qui y ont participés ne se sont plus revus pour discuter d’un bis. Le canadien et le hollandais qui avaient insufflé l’idée ont disparu des parages. Pilot eut une fin tragique. Certains peintres comme Bouhmadi ont émigré vers l’étranger, d’autres ont changé de métier ou ne font plus parler d’eux .
-Bouzghiba: Rappelez-nous les principes du happening «Art en Direct» dont la toile commémorative a été retenue par l’ambassade des Pays-Bas?
-Razak: Cela consiste à peindre devant le public, dans une ambiance musicale. La manifestation était dédiée au dialogue interculturel et à la Paix entre les peuples. Une bonne vingtaine d’artistes issus des cinq nations (le Maroc, la France, la Hollande, le Canada, et l’Irak.) prit part au premier Art en Direct. Le défunt Albert Pilot, peintre normand qui vivait au Maroc depuis plusieurs décennies, y figurait en tant que doyen. Il était aussi coorganisateur de cet événement d’envergure puisqu’il contribua efficacement à sa réussite, en apportant sa logistique (chevalets, accessoires…).
-Bouzghiba: Revenons à Escher, et à la toile logographique?
-Razak: Pour enrichir le contenu de ce tableau commémoratif, je m’étais inspiré des motifs de décorations ancestrales notamment ceux utilisés par les Maures (rosaces à plusieurs branches) avec un effort de géométrisation personnelle notamment pour dessiner des polygones étoilés afin de symboliser la pléiade d’artistes ainsi réunie. En feuilletant le livre (Le Monde de M.C. Escher, Ed. Chêne) qui m’a été remis après l’événement, j’avais remarqué, non sans satisfaction, que ce graveur émérite avait goûté, avant que je sois né, au même breuvage: les pavages mauresques. Depuis cet événement, Escher est devenu pour moi la référence en matière d’estampe, il a complété ce que Durer et Rembrandt avaient légué à la postérité.
-Bouzghiba: Mais qui est Escher?
-Razak: Il s’appelle Maurits Cornelis Escher (Mauk pour les intimes) est né le 17 juin 1898 à Leeuwarden, en Frise (Pays-Bas). Son père G.A. Escher est hydraulicien. Escher apprend la technique de la gravure sur linoléum, avec l’aide de son professeur du lycée d’Arnhem, Van Der Haagen. En 1919, il entre dans l’ancienne Ecole d’Architecture et des Arts Décoratifs de Harlem. L’architecture ne l’intéresse pas, il se dirige vers les arts décoratifs. Ce choix est encouragé par son formateur, l’artiste Samuel Jessurun De Mesquita. Grâce à ce dernier, le jeune Escher trouva enfin sa voie même si elle était pleine d’embûches. L’art de la gravure exige beaucoup de maîtrise et de dextérité. Il s’y investit à fond. Devenu mature, il part en Italie en 1922, accompagné par deux amis. Le pays de Leonard de Vinci, berceau de la Renaissance, l’attire, et c’est là qu’il rencontre Jetta Umiker dans une pension où il avait fait escale. Il se marie avec elle en 1924 et s’installe à Rome. Mais avec la montée du fascisme, le démon mussolinien le hante. Il quitte l’Italie en 1935 pour aller en Suisse (Château-Oex ) .Il ne s’y plait pas. Il déménage en 1937 à Uccle (Belgique). En 1941, il retourne au pays natal, d’abord à Baarn, ensuite à Laren où il se fixe définitivement. Il mourut le 27 mars 1971, peu de temps après avoir réalisé le chef-d’œuvre lino-gravé intitulé «Serpents». Il a donné un grand nombre de conférences dans les grandes écoles et instituts scientifiques d’Europe. L’on note qu’il est devenu satrape en faisant partie du collège de pataphysique. Sa première lithographie s’appelle Goriano Sicoli et sa première exposition eut lieu à Sienne.
Les historiens et commentateurs de l’art ont divisé son cheminement de graveur en deux segments. L’année 1937 constituerait une année charnière. Après cette date, l’on assiste à une nette démarcation par rapport à ce qu’il avait l’habitude de graver. Dans ses voyages d’études au sud de l’Italie, c’était la réalité visible qui l’intéressait et il parvenait à de remarquables synthèses graphiques. Il frôla le surréalisme. Il serait même devenu le Salvador Dali de l’estampe s’il avait persisté dans cette voie expressive où l’humour et la fantaisie se disputent la planimétrie de la pierre ou la planche à graver. Des œuvres remarquables comme: «Nature morte et une rue» (où la rue se prolonge à l’intérieur de la chambre de l’artiste et où des bouquins prennent la dimension d’un conglomérat de maisons) pourraient être affiliées à ce mouvement initié par le poète et écrivain français André Breton. Mais le surréalisme ne l’intéressait pas. D’ailleurs un artiste qui travaillait constamment avec une équerre, un compas et un burin ne pouvait pas avoir l’automatisme d’un Max Ernest ou d’un Joan Miro et encore moins le lyrisme d’un Magritte. Dès qu’il visita l’Alhambra de Grenade et la Mosquée de Cordoue, Escher en devient un autre. Les vestiges de l’ère musulmane (patios, mihrab, mosaïques, azulejos, carrelages, faïences ...) le fascinèrent. Ils lui ouvrirent des perspectives inédites en éveillant son imagination. Il copiait dans ses carnets les motifs qui lui paraissaient d’une certaine utilité pour ses futures estampes. L’usage du double emploi des contours devient si fréquent et si subtile. Le motif décoratif devient unité séquentielle à connotation plus narrative que décorative. Or, comme le cyclique renvoie inéluctablement au cosmique (rotation de la terre autour du soleil et de la lune autour de la terre) les configurations cycliques, sorties des sillons du burin de M.C. Escher, deviennent une sorte de tissage à trame ouverte sur l’infinitude. Elles sont le fruit d’un minutieux travail d’ordonnancement spatial. L’art islamique avec ses arabesques (mounamnamate) et ses ornementations réalisées avec du calcul mental avait aiguisé son regard:
-Bouzghiba: Escher n’est pas de ces ingrats qui oublient leurs bienfaiteurs?
-Razak: En effet, il suffit de lire son autobiographie pour mieux apprécier les qualités humaines de ce graveur: «C'est la source d'inspiration la plus riche que j'aie jamais connue et elle ne s'est jamais tarie, affirmait-il. Les dessins de symétrie montrent comment une surface peut être divisée et remplie par des figures de formes similaires, contiguës les unes aux autres, sans laisser d'espaces blancs. Les Maures étaient passés maîtres dans cet art. Ils décoraient les murs et les sols, en particulier à l'Alhambra de Grenade, de pièces de majolique congruentes et de différentes couleurs sans espaces libres. Quel dommage que l'Islam ne leur ait pas permis de faire des dessins figuratifs. Ils se sont limités aux figures géométriques abstraites. (...) Cette restriction m'est d'autant plus difficile à accepter que la représentation figurative des composantes de mes propres dessins a toujours été la raison de mon intérêt inépuisable dans ce domaine.»
-Bouzghiba: Escher, autrefois élève cancre en mathématique, on raconte qu’il dut doubler par deux fois une année scolaire et échoua même au baccalauréat comme Albert Einstein, le père de la Relativité, mais le revoilà qui devient l’idole des mathématiciens et des physiciens du monde. Une ascension extraordinaire, ne trouvez-vous pas ?
-Razak: Les chimistes qui ont développé les recherches de polymérisation trouvent une éclatante illustration graphique de leurs théories dans l’œuvre protéiforme d’Escher. Les cristallographes et les chercheurs en minéralogie microscopique, ne juraient que par notre Doctoris Honoris Causae M.C. Escher. Il en serait de même pour les généticiens que ce soit ceux d’avant ou après Doly. Si ces ingénieurs de l’infiniment petit parlent de «bébés-éprouvette» Escher avait la latitude de parler de «pavages d’équerre» et de «clones polyédriques». Avec ses tesselations multidirectionnelles, la gravure devient champ foisonnant de mystères. On dirait que l’artiste cherchait la racine carrée de moins un de l’estampe. Son monde est fait de polygones (pentagone, losange, triangle, hexagone, rectangle…), de polyèdres (octaèdre, tétraèdres, dodécaèdre …) et de constructions énigmatiques ayant leur propre logique. Compte tenu de leur degré de rationalisation, l’on ne peut que conseiller les étudiants universitaires de la branche scientifique (cycles: MP, BG et Architecture) de mettre un peu d’Escher dans leur cursus, car avec ce graveur d’œuvres algébriques, on sent l’ingéniosité sortir des pores. Escher a employé tous les types de perspective (cavalière, cylindrique, sphérique…) et a exploité à fond toutes les possibilités offertes par les 17 modes de pavages périodiques inventés par les Arabes et qui laissent le motif invariant quelque soit le schéma de progression choisi, dans un but d’en faire des curiosités visuelles qui défient le regard.
-Bouzghiba: Un biographe avait écrit sur lui cette phrase: «Quand on examine la teneur de ses estampes l’on croirait qu’un extraterrestre avait réalisé ces gravures»
-Razak: Mais Escher semblait d’un tempérament insatiable et inaltérable. N’a-t-il pas dit: «Tout cela n’est rien comparé à ce que je vois dans ma tête» ?
-Bouzghiba: Que voyait-il d’infigurable et d’insolite: des pavages d’ombres en 3D ou des bulles d’air coagulées? Des sons solidifiés en cristaux ou l’autre bout de l’univers? Des enregistrements acoustiques du bruit des pas d’une fourmi où des brochettes de beurre in-liquéfiable sous 100 degrés Celsius?
-Razak: L’esprit humain est tellement vaste
Bouzghiba: Mais malgré la finesse de son travail, sa richesse culturelle et la sensibilité exacerbée dont il faisait montre, Escher n’aimait pas qu’on l’appelle artiste?
-Razak: Il a fait des déclarations étonnantes comme celle–ci: «Peut-être que d’autres artistes arrivent à apprécier mon œuvre, quant à moi, je n’y arrive pas, dans la plupart des cas, à apprécier le leur. D’ailleurs, la notion «artiste» ne s’applique tout simplement pas à moi.»
-Bouzghiba: Que lui dirais-vous s’il avait dit cette chose devant vous?
-Razak: Non! Monsieur Escher, au risque de vous contrarier, je dirais que vous êtes un véritable artiste et l’un des plus doués de votre génération. Permettez-moi de vous donner la preuve de ce que je dis: tous les peintres de renom ont été plagiés. Ils ont trouvé facilement le faussaire et le copiste pour reproduire, à satiété, leur œuvre. Quand à vous monsieur Escher, il faudrait être Escher pour le faire. Que les as de l’estampe, qui veulent infirmer cette véridique assertion, nous montrent de quoi ils sont capables. Qu’ils nous reproduisent par exemple la xylographie «Serpents» s’ils en ont la dextérité. Certes, avec les progrès de l’informatique, on peut avec l’aide de logiciels (Autocad, Isocad…) en visualiser la configuration spatiale, mais ce sera du techno-art assisté par ordinateur. Or, le charme des estampes de M.C. Escher réside dans la main qui les a façonnées et le flux sanguin qui l’animait. C’est pour cela qu’elles ont de la valeur. Elles sont originales et difficile à imiter. En tant que peintre j’ai essayé de reproduire la célèbre gravure des lézards sur le mur de ma chambre, j’ai trouvé que les lignes commençaient à se lézarder. J’e n’en avais terminé l’esquisse qu’après avoir sué abondamment.
-Bouzghiba: Qui préférez-vous, Escher le «spatialiste» de la gravure, le prestidigitateur ou le poseur d’énigmes graphiques?
-Razak: Je préfère Escher le créateur. Entre le concave et le convexe, ses pérégrinations l’ont emmené aux confins de l’ambivalent et du paradoxal. Il en a résulté une vertigineuse collection d’œuvres d’une beauté radicale. Son habileté a réussi, dans un brassage exemplaire, la fécondation de la géométrie abstraite des Arabes et le pragmatisme des Hollandais. Ainsi, en introduisant des entités descriptives dans les pavages mauresques, sa «Reconquista», résultant d’un ardent déchiffrage numérique, devient par extrapolation un art qui aspire à l’intemporel. Rien à voir avec la «Reconquista» du 2 janvier 1492 qui a été marquée, comme chacun sait, par la reddition de Abou Abdillah (Boabdil) le dernier roi maure et par la remise des clefs de Grenade (Gharnata) à Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire