mercredi 21 février 2007

DARDACHA-13-Kacimi, Khair-Eddine , et Saladi : les oiseaux de l'errance immobile


DARDACHA-13-Kacimi, Khair-Eddine et Saladi: les oiseaux de l’errance immobile
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CHAT ENTRE LE PERSONNAGE BOUZGHIBA ET SON GENITEUR
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Bouzghiba: Dans le requiem intitulé: «Kacimi un peintre mort non pollué par la vie», vous avez utilisé un mot nouveau: le dynasteur. Que signifie ce terme?
Razak: Le mot n’est pas de mon invention. Il existe déjà une revue qui s’appelle Dynasteur, mais le contexte où j’avais utilisé ce phonème est totalement différent. Pour vous imprégner du nouveau sens que je lui avais attribué, il suffit de lire le requiem de bout en bout.
Bouzghiba: Vous y’avez mis plus de phrases interrogatives qu’exclamatives, à ce qu’il parait?
Razak: Lisez le texte et vous comprendrez:«Que faut-il louer le plus dans la démarche artistique de Mohamed Kacimi: le «dynasteur» de signes ou l’agenceur de mots intelligibles, le rhapsode de l’ocre ou le baliseur du désert pictographique, le «chromatiste» qui suit le rythme de sa gestualité instinctive ou le topographe des dénivelés des «Atlassides», l’éveilleur des consciences ou le saltimbanque éveillé, le metteur en image tellurique ou l’aède en quête d’un absolu inaccessible, l’ami du bois d’ébène ou le dompteur de la graphie indocile, l’esthète paisible ou le défenseur des droits humains et des fleurs, l’émancipateur infatigable ou le concepteur de formes émancipées?L’œuvre de Kacimi est pluridimensionnelle. Elle enthousiasme ou indispose. Elle apaise ou questionne par avalanches interrogatives. Cela dépend du prisme sous lequel on la filtre. Mais dans tous les cas de figure, on avait affaire à un artiste qui travaillait avec son cœur. Mort non pollué par la vie, Kacimi a su éviter les pièges tendus par les iconoclastes et les corrupteurs de conscience, qui n’excellent que dans l’art d’enterrer les artistes. Ce fils du peuple, bien enraciné dans sa terre natale et si rattaché à sa culture, n’exposait que ce qu’il aimait. Au fil des vernissages, j’avais pu tâter son angoisse, malgré sa sérénité et sa patience à toutes épreuves. J’ai toujours apprécié sa disponibilité d’esprit. Il aimait philosopher joyeusement et parler de ce qui fait la postérité et l’histoire culturelle d’un pays, idéalisé à outrance. Il rêvait de forums de la pensée et de centres culturels implantés dans toutes les capitales du monde. Mais ses rêves ont buté contre le roc glacé de l’indifférence et de l’hypocrisie. Si on avait donné suite favorable à ses idées radieuses, le Maroc culturel en aurait été encore plus rayonnant. Kacimi aurait été à la fois notre Malraux et note Ibn Batouta qui a suivi les cheminements les plus serpentés. Il jouissait de l’estime même des peintres de la jeune génération et acceptait la critique avec un fair-play, chose très rare au Maroc. Contrairement à ces coloristes narcissiques qui croient que l’histoire picturale du pays s’est arrêtée à leur dernier accrochage redondant, Kacimi avait le sens du partage. Il ne pouvait supporter l’étourdissement et dépérissement de jeunes talents dont il était un des éclaireurs les plus avertis. Il aurait fait un bon critique d’art s’il avait persisté dans cette voie analytique qu’il avait testée, non sans succès, aux années 1980. Ainsi échappant à la convention et aux carcans à «isme» dans lequel on enfermait la créativité débridée, Kacimi ne pouvait être catalogué dans aucune école spécifique. Il a exercé son art avec son propre style, sa fougue et sa conviction. Quand il voulait peindre tout en bleu, il s’y mettait avec l’ardeur d’un bâtisseur. Alors la toile sous son pinceau devenait constellée de signes et de formes suggestives. Son bleu n’avait aucun lien de parenté avec le bleu du peintre judoka Yves Klein mais on y humait les effluves acres d’une terre oxydée mêlée au spectre bleuté de l’azur.Il est parti sans faire de bruit comme un mallarméen, las de l’amer repos. Il a laissé une œuvre éthérée qui respire l’air libre. Une œuvre originale antidote à la servitude. On le savait asphyxié par la routine et ulcéré par les actants de la médiocrité. Son seul oxygène, c’était l’écriture et la peinture.»
Bouzghiba: Vous avez écrit un autre texte celui là un peu plus long sur un autre asphyxié par la routine mais qui est décédé dans le désarroi, il s’agit de Mohamed Khair-Eddine .Voudriez-vous nous en relire quelques paragraphes?
Razak: Je vous livre le texte dans sa totalité. Il a pour titre: «Mohammed Khair-Eddine: un poète qui écrit avec le sang de ses ganglions». Mais ne m’interrompez pas SVP.«Le 18 novembre 1995, Mohamed Khair-Eddine meurt des suites d’une complication chirurgicale. Un dentiste maladroit aurait fatalement touché avec sa meule électrique la mâchoire de Mohamed Kha-Eddine. Le cancer qui en avait résulté serait l’une des principales causes de sa mort prématurée, puisque depuis ce maudit incident de chirurgie dentaire, les jours de Khair-Eddine étaient bien comptés. Une tuméfaction qui se transforme en cancer et conséquemment, le patient perd l'usage non seulement de sa dentition, mais aussi celui de sa bouche en tant qu'organe essentiel à la parole. Il n’avait que sa main pour écrire ce qui devait sortir par la bouche. Khair-Eddine passa les derniers mois de sa triste vie dans un hôtel de Rabat surplombant le Bouregreg. Quand il n’arrive pas à calmer sa douleur, il boit du vin comme pour en être anesthésié. Mais au lieu de le soulager, l’alcool accentue sa souffrance notamment au réveil quand la lucidité retrouve ses droits biologiques naturels. Au Majestic, un bar détenu par des Chleuhs de sa région, on le trouvait fulminant et rugissant comme un lion rétif, car dans son fort intérieur, il y’ avait en plus du sentiment d’être trahi, la rage d’être toujours proscrit du système scolaire, malgré l’aura gagnée sous d’autres cieux au prix de mille errances et maux identitaires. Ses vociférations stridentes expliquaient son mal être. Nous en étions témoins nous qui étions ses cadets, incapables de contrarier le grand Khair. Zohra Mezgueldi qui a préparé sa thèse de doctorat sur Mohamed Khair-Eddine a raison d’écrire: «De son vivant, Khair-Eddine passait plutôt pour un personnage peu fréquentable qui d'ailleurs ne se laissait pas fréquenter aisément». Il est vrai qu’il était inapprochable comme un misanthrope irréductible, mais c’était une manière de s’immuniser contre les intrus. Mais nous l’admirions malgré ses sautes d’humeur, car n’est pas Khair-Eddine qui veut. Nous éprouvions de la compassion envers lui parce qu’il ne méritait pas de tels services gratuits. Perdre un poète et romancier de ce calibre dans des conditions aussi banales, cela nous paraissait comme l’action inique d’un destin sadique.Mohamed Khair-Eddine est né en 1941 à Tafraout. Il a commencé à écrire alors qu'il n'était qu'un élève de 5ème secondaire. Il publiait ses créations dans La Vigie Marocaine, (un des principaux organes de la presse écrite datant de l'époque coloniale). Les professeurs de français l'encourageaient mais la famille était contre cette orientation. Son père, un commerçant Soussi ne connaissant que le dialecte berbère, ne voyait dans cette manie scripturale de griffonner sur du papier des mots en langue étrangère que déviation et aliénation. C’était l’une des premières discordes avec ce père analphabète et autoritaire. Le jeune adolescent étouffait. Il rêvait d'évasion et d'un monde meilleur où la poésie tempère les humeurs et la rime adoucit les mœurs. Dans l’errance et l'exil, il trouva une échappatoire mais pas la voie salvatrice. Il dira plus tard de son adolescence chaotique: «J'étais plutôt fort en sciences et en français, nul en arabe, sauf en poésie. J'ai même écrit des tragédies que mon père a vendues à des marchands de cacahuètes qui en ont fait des cornets...» Imaginez une autre situation où le père serait cette fois Maurice Druon ou Philip Sollers, Khair-Eddine aurait été à coup sûr le Racine des temps modernes. Dans sa jeunesse, il lisait les écrits existentialistes de Jean Paul Sartre et Albert Camus. Le hasard a voulu qu'une fois mature Khair-Eddine devienne l'ami de Sartre et de Simone du Beauvoir le couple mythique des années de plomb françaises. Après le terrible séisme de la ville d’Agadir (le 29 février 1960) Khair-Eddine s'installe dans ce chef-lieu de la région du Souss. Il abandonne les études pour l'écriture. Il travaille quelque temps dans l’administration (La Sécurité Sociale). Et comme il était l’élément le mieux adapté pour cette tache, on lui demanda de faire une enquête auprès de la population sinistrée .Il trouva le matériau pour l’un de ses meilleurs romans Agadir. Vers 1963, il s’installe à Casablanca et publie des nouvelles ("L'Enterrement", "Nausée noire"…) Quelques unes furent primées. Ainsi voulant échapper à l'ennui et à la morosité ambiante, il s’exile en France (1965). Durand son tumultueux séjour au pays de Voltaire, il publie au Seuil son roman «Agadir» qu’il avait préparé au Maroc. Il sera suivi d’autres publications de valeurs contrastées: «Corps négatifs», «Histoire d'un Bon Dieu», «Soleil Arachnide», «Moi l'aigre», «Le Déterreur», «Ce Maroc», «Une Odeur de mantèque», «Une Vie, un rêve, un peuple toujours errants», recueil de poèmes: «Résurrection des fleurs sauvages», «Légende et vie d'Agoun'chich». A Paris, il fréquentait les lieux mondains de l’underground toujours équipé de sa machine à écrire comme un reporter de faits divers qui prend sur le vif les protagonistes. Grâce à ce petit engin de dactylographie, il s’évade d’un monde nauséabond. Quand il se met à écrire il disparait de ce monde. «Bravo, Khair! Bravo ! Vous arrivez à écrire dans ce merdier» lui disait un agent de police qui voulait le fourguer. Ce dernier ne savait pas que c’est dans ces lieux de perdition où l’on crache ce qu’on a dans les trippes que l’écriture trouve ses ingrédients esthétiques. L'œuvre de Khair-Eddine dérange parce que c'est une écriture nerveuse, tellurique et piquante telle une hostie. Elle est ganglionnaire car le poète écrivait avec le sang de ses ganglions. Quand il est devenu célèbre, France-Culture lui offrit la possibilité d’animer des émissions radiophoniques nocturnes, c’est à cette période qu’il fit des rencontres importantes: André Malraux, Jean Paul Sartre, Samuel Beckett, Jacques Berque, les poètes Marcel Béalu et Pierre Béarn, Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire, Michel Leiris (poète surréaliste), Jean Cocteau, Olivier Monjin (philosophe et responsable de la revue Esprit)…L’anar n’est plus un solitaire. Il voulait mettre en pratique sa «guérilla linguistique» maintenant qu’il est au milieu d’intellectuels qui ont l’aptitude de le comprendre. «Je désire, disait-il, trouver une phrase qui résume tout» N’était-ce pas là une quête de l’absolu? On dirait un Rimbaud philosophant poétiquement sur l’essence de la couleur des mots. Dès son retour au Maroc en 1995, le vide culturel ambiant et le manque d’intérêt des officiels de la culture le rendent plus morose que par le passé. Son passeport perdu ou confisqué il sentait l’étau se refermer sur lui. Son aigreur retrouve tout son cynisme, mais sa littérature comme celle d’un Lautréamont resterait à jamais marquée du seau indélébile de la sincérité et de l’originalité.Dans ses écrits la faune y' est omniprésente non pas en tant qu'éléments disparates de la science des animaux mais en tant qu’acteurs et actants personnifiés ayant des messages à répandre ou un cri à amplifier. Il ne cherchait pas à ressusciter les illustres fabulistes d’antan tels Esope, Ibn al-Muqaffa (Kalila et Dimna) ou Jean de La Fontaine mais fustiger la bassesse d’esprit et la servitude que l’émancipation a omis de redresser pour plus de dignité humaine. Ainsi, les analystes ont relevé tout particulièrement la mise en texte du bestiaire dans toute sa diversité. Les animaux deviennent des entités discursives narrant la vie des «sudiques» dans leur cadre «éco-systémique». Dans Le Déterreur par exemple un analyste a dénombré plus de 220 occurrences à des animaux de toutes sortes. En voici quelques unes empruntées à divers textes:-«Je jouais volontiers à l’aigle et au serpent, mais la lutte se terminait toujours à mon avantage»-«Un gros gekko brun (tiqlit) guettait d’éventuels insectes sur le rebord d’une niche. Ses écailles et ses yeux brillaient, mais ni Agoun’chich ni le violeur n’en avaient cure. Il leur ressemblait tellement qu’ils ne s’en rendaient même pas compte»-«Ce petit lézard était haï et massacré partout mais ici personne ne pouvait le tuer ou seulement lui couper la queue sans encourir les foudres du maître du sanctuaire.»Parmi les écrits qui ont une coloration sociale les deux paragraphes suivants nous révèlent les prémisses d’un art presque inédit de l’agencement des métaphores:-«Le peuple est assis sur une natte rugueuse, il martèle sa tête avec ses poings, boit son pus et mange sa gangrène...Sur la place, face à l’océan, un vieux hère récite au vent la chevauchée ancienne, il se larde de coups de dague et exhibe la marque des tortures...Le peuple rit et lui jette ses rides.»-«Je suis un bougre qui ne tolère pas les autres. Né dans une histoire de fantoches et de généraux serviles, de savates pourries et de guêtres brûlantes, de femmes données toutes fraîches par un caricaturiste exemplaire(…) Je n'ai pas assez de poids pour qualifier ce que je connais ni d'Eve ni d'Adam mais je décrirai et je te fausserai compagnie quand il sera question de toi, de tes frères, des tes ersatz et des maquereaux habiles que tu paies pour faire d'un artiste un bouffon et d'un écrivain une loque géante.»Ainsi, voulant faire comme Baudelaire et Apollinaire il s’essaie à la critique artistique. Malheureusement cette activité n’eut pas le même impact que ses romans. C’étaient des écrits jubilatoires plus que des textes analytiques mais la tentation méritait d’être exaucée.Khair-Eddine est mort mais ses romans restent. Après le refus des libraires marocains, les voila qui redeviennent la préoccupation des académiques et des universitaires. Les thèses de doctorat fleurissent, les séries d’hommages et colloques organisés tantôt par les marocains tantôt par les étrangers cherchaient sa réhabilitation culturelle dans sa terre natale, en vain. Il demeure un auteur maudit tout comme son confrère d’encre Mohamed Choukri parce que les conservateurs en ont décidé. Avant eux, Le Marquis de Sade avait, souffert du même mépris mais la postérité a eu son dernier mot. Le père de la psychanalyse (Sigmund Freud) a remis au goût du jour ce Marquis qu’on avait emprisonné futilement pour ses écrits. Khair-Eddine n’était pas un subversif mais il faisait peur aux nombrilistes parce qu’il était un esprit libre. Son ex-femme conserve de précieux documents (lettres, notes personnelles…).Si elle s’avisait à les publier (nous lui conseillons vivement de le faire) certains arnaqueurs et prétendus critiques littéraires plus ou moins fliqués seraient mis dans une mauvaise posture parce que ces intrus ont fait beaucoup de mal derrière son dos. De tous les jeunes intellectuels qui animaient la revue avant-gardiste Souffles il était l’un des rares poètes doublés de romanciers à avoir gardé une indépendance d'esprit, courageusement jusqu’à sa mort. Quand aux autres ils ont par pragmatisme affairiste soit changé le fusil d’épaule ou renié leur passé combatif où l'espoir du jour meilleur guidait leur pas. Mais ironie du sort, l’on voit maintenant qui est rentré par la grande porte dans les annales de la littérature universelle et qui a été jeté dans la poubelle de l'Histoire?Sa vie ressemblait à une arche naviguant en mer no-man-lands. N’ayant de boussole que son envie de fuir une réalité macabre .Il fit du cabotinage poétique un art de vivre et de décrire le monde subalterne. Cette odyssée des sens est effectuée en solo et en desperado. Les principales escales qu’il a traversées non sans aigreur pourraient être résumées à ce polygone aux lignes mal tracées: Tafraout, Agadir, Tiznit, Casablanca, Le Midi, Paris, Rabat, le cimetière. Mort prématurément, Khair-Eddine a marqué la littérature maghrébine avec sa verve particulière. Avec Kateb Yacine il formerait un duo de choc. Dans l’au-delà, il ne souffrirait plus des affres de la solitude et de l’étrangeté. Son ami de toujours Sartre qui lui avait ouvert ici bas les colonnes de sa revue Les Temps Modernes, l’attendrait avec des paillettes mirifiques plein l’iris pour la grande encyclopédie divine Les Temps Eternels. Autrefois Sartre disait «L’enfer c’est les autres», avec Khair Eddine, Mohamed Dib et Kateb Yacine à ses côtés, il dirait «Le paradis, c’est nous». L’auteur de «Moi l’aigre» dirait à son tour enfin «Moi le splendide». La parole sauvage ainsi domptée, elle produirait des sons sibyllins dont raffolent les Nymphes et les créatures féeriques. On a dit de lui qu’il était un écrivain rebelle mais il n’y a pas pires rebelles contre l’excellence des idées que les iconoclastes qui, par ignorance et inculture, complotent contre l’art de tresser des tapis volants avec des mots. Dans ses derniers livres: Mémorial (1992, Ed. Le cherche midi), Le temps des refus. Entretiens (1999, l’Harmattan), Les Cerbères (1999, Ed. Arcantères) et On ne met pas en cage un oiseau pareil ! (Dernier journal, 2002, Ed. William Black and CO) Mohamed Khair-Eddine semble renouer avec l’éblouissement des premiers écrits et redevient nostalgique de sa terre natale, ses senteurs enivrantes, sa beauté rocailleuse, ses effluves, ses nervures hirsutes et chemins serpentés. Nous regrettons qu’on continue de frapper son œuvre lumineuse d’interdit obscurantiste. Mais avec le web ces restrictions deviennent inutiles puisque il y’ a beaucoup de textes de Khair-Eddine à la portée des internautes il suffit de prendre Google comme raccourci. Dans le texte dédié à l’Arganier on retrouve une sensibilité poétique très fine. Le texte écrit à la deuxième personne nous rappelle par sa richesse métaphorique la célèbre Kassida de Malhoun intitulée Chemaâ (la bougie) de Sidi Kaddour Alami. Ce dernier «zejjal» voyait dans le sacrifice de la bougie ce que Khair-Eddine voyait dans l’Arganier: la générosité. A en juger par cet hymne-si j’ose dire-écologique: «Arbre magique et vénérable, tes racines forent le roc et scellent avec la terre un pacte irrévocable; tu es le végétal le plus résistant et sans doute le plus beau. On ne saura jamais ton âge réel ni si tu es issu d’une comète ancienne ; tu recouvres les versants montagneux de ta splendeur incomparable(…) toi qui défies le temps, les intempéries, les canicules et la main de l’homme. Maître incontesté du Sud, on t’appelle Arganier mais nul ne sait ton véritable nom; peut-être l’oued asséché le sait-il, qui dit au laurier rosé la gravité de ta sombre parure; la cigale et la tourterelle, indifférentes aux vicissitudes terrestres, chantent ta beauté car tu les soustrais au danger en ta feuillée impénétrable». Avant sa mort, le poète n’avait toujours pas trouvé le moyen de se réconcilier avec lui-même. La fin du récit d’Agadir montre à quel point le «je» prêté au personnage du roman est torturé: «C'est donc moi mon rival (. . .) Une ruine voilà ce que je suis devenu». Les dernières notes de sa vie sont traversées par un pessimisme intégral: Vendredi 11 août, 12h45: «Si tous les malades devaient se venger, il n’y aurait plus de toubibs» Dimanche 13, 15h15: «Prendre un de ces médecins, lui trancher la gorge sans frémir, le tailler en lanières et disperser sa barbaque aux corbeaux!» Ces mots haineux auraient été remplacés par des mots gentils et révérencieux si le toubib qui le prenait en charge n’avait pas commis, par inadvertance ou de manière préméditée, l’irréparable. Pourtant son dernier roman «Il était une fois un vieux couple heureux» publié à titre posthume marque un tournant très important dans sa littérature. Un Khair-Eddine nouveau semblait y trouver de l’apaisement lui qui n’en avait jamais eu. Mais comme son destin joue toujours contre lui, une diabolique molaire mal «exorcisée» le rappelle à son aigreur objectale et puis précipite sa mort. Le poète n’avait pas droit au bonheur. Quel Maktoub.»
Bouzghiba: Puisqu’ on est aux hommages Post Mortem rendus à des artistes marocains, pourquoi ne pas compléter la trilogie par Abbas Saladi?
Razak: Cela risque d’encombrer la bande son de cette Dardacha.
Bouzghiba: Les artistes qui ont vécu dans le malheur me chagrinent. Je pourrais me recueillir sur leur tombe en répétant vos mots pathétiques?
Razak: Allons-y, le titre est facile à retenir: «Saladi est mort, ses énigmes vivent».«Qui l’aurait entendu murmurer dans la pénombre, ce chant cacophonique racontant d’une manière insolite, l’histoire éclaboussée d’un oiseau d’une texture étrange, d’une femme endormeuse du désir et allumeuse de questions insolubles?Qui l’aurait suivi, ce regard coincé entre l’errance et l’attente? Mais d’où vient cette mise en image peu commune. D’où viennent cette surabondance suggestive et cette transfiguration des affres en images allégoriques où la fantaisie et la fantasmagorie cousinent. D’où viennent ces échos que les ténèbres duplifient et que le silence noir rend mystique. Seuls, la nuit épaisse et ses draperies diaphanes où sont enveloppées tant de balbutiements amorphes, de cris aphones et de rêves assassinés, savent décrypter le code de ce langage énigmatique. Saladi est mort ses énigmes demeurent intactes .On le savait agonisant .On le savait sans ressources, mais qui a pensé a sa détresse, à son secours. Peintre qui va jusqu’à décrire l’innommable, on le savait enchaîné à un rêve comme par une force abstraite.Saladi est mort ses créations vivent. Avez-vous vu une femme avec des mains-feuilles et des jambes-branches. Avez-vous jamais vu un paon à double têtes, qui a des plumes nervurées d’une mosaïque de signes. C’est dans la palette et l’encrier de ce peintre autodidacte que l’on entrevoit ces choses mirifiques. Saladi, un de ces enfants de la malchance qui collectionnait les amertumes, savait que sa vie était courte, mais son art singulier est voué à la persistance et à la pérennité, puisqu’il a puisé aux sources les plus lointaines, dans ces régions fermées à l’entendement, comme dit le poète et que les psychanalystes appellent inconscient ou la voie royale d’où transite le rêve. Arborant finement ses figures et figurines qu’il greffe soit à des arbres d’aspect cruciforme soit ou à des plantes géantes alguiformes qui occupent des positions centrales dans ses compositions, Saladi n’est guidé dans son manège que par l’instinct et le plaisir confus de vouloir se débarrasser d’une charge émotive qui pèse sur son cœur fragile. Dans ses réalisations artistiques où sa plume à dessin est mue au gré du désir qui l’anime, Saladi, cet être frêle dont nous avons admiré le silence humble et l’endurance, opère par combinaisons animal–végétal. Son style consiste à amalgamer des éléments de la faune tels que le paon, le cheval etc… et de la flore tels que la fleur, l’arbre, etc… pour en faire des entités curieusement façonnées. Comme un botaniste mystique, il personnifie ses trouvailles et retrouvailles. Dans son art, il n’y a ni trompe-l’œil ni trompe-l’ésprit, mais les éléments picturo-narratifs destinés à garnir l’espace de ses toiles, sont agencés d’une manière insolite. Contrairement à ses prédécesseurs dont on a sollicité la présence un peu partout dans le monde, Saladi a été casanier. Cependant, ses œuvres circulent de main en main, entre spéculateurs qui voient en lui un Modigliani en gestation, ont beaucoup voyagé.Traqué d’une part par la solitude et d’autre part par une maladie incurable, Saladi a fini par céder l’âme. C’est un coup de cœur violent qui nous fait boule à la gorge et rend nos yeux humides. Encore un artiste original qui part et qui laisse orphelins des pinceaux et une palette chagrinée. Ne à Marrakech en 1950, Abbas Saladi n’a toujours compté que sur ses propres forces. Sa premier exposition a eu lieu à Jamaâ el Fana en 1978 et la dernière fut aussi organisée à Marrakech en juin 1992. Curieuse coïncidence. Un court itinéraire certes, mais un long trajet dans la souffrance, l’angoisse et l’inquiétude.Le glas a-t-il sonné, lorsque Saladi a expiré son dernier souffle et laissé échapper un dernier soupir. Le glas a-t-il sonné pour cet être en partance vers l’autre monde. Monde de la justice suprême, pour un adieu final et un voyage éternel, lui qui n’a voyagé que très peu sur cette terre pleine de voltefaces et d’arrivistes. Saladi s’éteint mais ses traces brillent. J’en ai capté quelques luminescences et j’en ai commenté quelques unes pour les rendre saisissables pour le commun des mortels. On le avait fragile comme un enfant menacé par l’orage, mais qui a fait bon geste pour en minimiser l’impact psychologique? Quelle désolation!Encore une rose qui se fane et une racine qui découpe. Encore une palette qui dessèche et un chevalet qui se déplie. Que les fissurations donnent naissance à d’autres racines, d’autres fleurs. C’est le seul souhait qu’un confère peut formuler dans de telles circonstances où le souvenir devient source de larmes. Quel honneur de finir son parcours comme Van Gogh. Repose en paix tu as tant souffert. «Six pieds sous terre, tu n’es pas mort» Merci Brel, prends soin de ce forain. Celui-là est un des nôtres. Accueille-le avec les honneurs qu’il mérite. Il arrive. Durant toute sa vie, il n’a fait qu’arriver.»


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