vendredi 23 février 2007

DARDACHA-16-Jeaneration





DARDACHA-16-Jeaneration
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CHAT ENTRE LE PERSONNAGE BOUZGHIBA ET SON GENITEUR
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Bouzghiba: L’histoire du blue-jean est fantastique. Vous vous y êtes intéressé pourquoi?
Razak: Parce que le blue-jean c’est le vêtement du confort, de l’élégance, de la jeunesse et de la sobriété. Hommes et femmes le portent parce qu’ils s’y sentent bien. Pour ce qui me concerne, je le porte depuis des décennies et je crois que même en atteignant l’âge de 90 ans, pourvu que le destin me gratifie de cette longévité, je m’en vêtirais.
Bouzghiba: Beaucoup de gens portent du jeans mais rares sont ceux qui connaissent son histoire fabuleuse. Veuillez nous en rappeler les principaux chapitres?
Razak: Le blue-jean est plus ancien qu'on ne le pense. Son histoire remonte au Moyen Age. Conçu initialement pour servir d’uniforme de travail, (marins, mineurs, ouvriers agricoles…) le jeans devient aussitôt le vêtement mass people. Quand la mode s’en empare, il devient un vêtement de luxe. D’un siècle à l’autre, il changea de signifiance. D’origine européenne, le jeans était parti à la conquête de l’ouest, tel un pionnier attiré par l’«Eldorado américain» (the american paradise). Il retourne au bercail sous une forme beaucoup plus stylisée. Sur-teint, délavé, usé, enduit, frotté avec des pierres volcaniques, le jeans a subi des traitements de plus en plus complexes. Alors revoyons les principales escales de son épopée épique.C’est dans la ville de GENES (Genova, Italie) que le jeans trouve ses racines. En effet, le mot jeans serait un anglicisme et une contraction du mot GENOVESE, épithète attesté dès le XVIème siècle dans le OLD ENGLISH DICTIONNARY. A Gênes, les marins couvraient leur corps avec cette étoffe inusable et infroissable. Entre le français et l’anglais le mot a pris des formes successives (gene, jene, jeyne, jayne, jane). Il désignait d’abord la toile dont était fait le vêtement puis le vêtement lui même. En France, la jeanerie désignait le lieu où l’on vendait des jeans et le jeaneur est celui qui fabrique le jean. Sa coloration bleue est due à un colorant naturel appelé indigo .Il est extrait d’une plante appelée l’indigoferia (l’indigotier). Plus tard, la chimie synthétique parvient à trouver la formule (C16H10N2O2) grâce aux travaux du chercheur Adolph Von Bayer. Or, en parlant de jeans, il est inévitable d’évoquer le denim, c'est-à-dire la serge de Nîmes. A une certaine époque, la ville française Nîmes fut l'un des plus actifs centres de production de textile en Europe. La toile de Nîmes, qu’allaient enfiler les pionniers du Far West et les cow-boys, non sans satisfaction, était tissée dans des débris de coton. La serge de Nîmes était utilisée pour la fabrication des voiles de navires et des bâches de chariots de marchandises. Par commodité langagière, on appela ce jeans à bretelle un denim. Les techniques de délavage à l'eau de javel ne sont apparues que tardivement. Le stone washed (lavage à la pierre) ce procédé de décoloration s'effectuant en utilisant des pierres ponces (provenant d’un volcan éteint en Turquie) permet de gommer la couleur du jean. C’est à Nîmes que le "bleu de travail" a vu le jour pour la première fois. Le tissu classique du jeans est commercialisé en Europe, sous l'appellation "serge de Nîmes". A cette époque, un denim sergé signifiait (et signifie toujours) un jeans de qualité.En 1849, San Francisco n'était jusqu'alors qu'une petite bourgade sous-développée. L’ex-colonie espagnole connut un essor prodigieux avec la découverte de l’or. Le jeans connut à son tour un destin aurifère grâce au génie de Levi Strauss, un émigré allemand issu de Bavière. Ce personnage, né le 26 février 1829 à Buttenheim, eut l’intelligence instinctive de confectionner un pantalon confortable et solide à partir de cette toile grossière.«Les pionniers de San Francisco, sans doute à cause de la présence de marins génois dans le port, ont bien vite fait la relation et créé l'amalgame, écrit un historien. Les premiers vêtements ressemblaient étonnamment à ceux des marins, d'où la rapide utilisation du terme jean pour les désigner».Le premier "jean" LEVI'S était coupé dans cette toile à fortes trames, pour satisfaire la demande d’un pionnier qui réclamait un pantalon adapté aux travaux de mine. La société LEVI STRAUSS and Co. prospère très vite et aucune concurrence ne semble de taille à lutter contre son monopole. Ces jeans primitifs n’avaient pas de poches arrière, ni passants pour la ceinture. C’était des jeans à bretelles. Vers 1860, Levi reçoit des étoffes de l'authentique Serge de Nîmes de couleur Indigo. Cela ajoutait un dièse à la réputation de sa manufacture.L’épopée du blue-jean est favorisée par trois facteur: Primo: la découverte de l’or comme il est signalé auparavant. Deusio: la construction des premières lignes de fer .Tercio: le cinéma. Tout le monde voulait avoir du jeans aux jambes. Mais un jeans sans rivets de cuivre, c’est comme un texte sans ponctuation. En 1870, Jacob Davis, tailleur de profession, prend contact avec Lévi Strauss pour améliorer la qualité du produit. C’est à Davis que revient l’idée de riveter les angles des poches pour les rendre plus solides. Un mineur appelé Alkali Ike, se plaignait de la fragilité de ses poches sous le poids des pépites d'or. L'astucieux tailleur trouva la solution idoine. Les deux associés déposèrent alors une patente pour les nouveaux "overall's rivetés". En 1886 apparaît la première "griffe" LEVI'S sous forme d’une étiquette de cuir représentant deux chevaux tentant d'écarteler un jeans. Bientôt, ils seront suivis par les deux autres «grands» du jeans, Lee et Wrangler qui déposèrent à leur tour leur marque. Le fameux jeans reste cantonné aux États Unis jusqu'à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. L’Europe lui ouvre les portes de la mondialisation.
Bouzghiba: Que dire du come-back européen?
Razak: Pendant la Seconde Guerre Mondiale, les américains entrèrent en guerre contre les nazis et le jeans faisait partie de l'équipement de base de tout soldat américain. C'est à cette époque que le jeans fait son come-back en Europe, avec en sus, du cuivre aux coins stratégiques du vêtement. Cependant, les clivages idéologiques apparus après la guerre, entre le capitalisme et le communisme, rendirent la vie dure au blue-jean. Les communistes interdisaient son utilisation car le jeans était perçu par les idéologues du stalinisme et les agit-prop, comme une dégénérescence du capitalisme. Mais malgré l’intransigeance du système bolchevique, les jeans entraient dans le pays clandestinement. Avec la Perestroïka, le jeans commence enfin à concilier l’inconciliable.Après la chute du mur de Berlin et l’effritement du bloc communiste, le blue-jean reprend son odyssée. Il devient un vêtement transculturel et transcontinental sans autres attributs que le confort et l'élégance. Le label a conquis la planète. Le marché du jeans est un des plus prospères. Plus de 3,5 milliards de jeans sont vendus à travers le monde et la marque Levi's est commercialisée dans plus de 100 pays dont la Chine qui a été jusqu’à tout récemment si hermétique aux produits occidentaux en général et américains en particulier. Les stars de cinéma et du showbiz apprécient les jeans. James Dean, Marlon Brando et Steve McQueen furent les premiers à populariser le blue-jean. Elvis Presley, Jean Gabin, Leo Ferré, Bob Dylan, Clint Eastwood portaient fréquemment des jeans. Les chefs d’Etat endimanchés ou en vacance, les princes et les notabilités s’y s’entaient à l’aise. Les chanteurs français Johnny Hallyday et Renaud ont, non seulement enfilé du jeans, mais ils en ont fait allusion dans plusieurs de leurs chansons. De refrain en refrain, transparaissent les signes in-dissimulables de virilité. Ainsi Renaud dans «Laisse béton» disait avec un accent argotique: «J'étais tranquille, J'étais pénard, Je réparais ma mobylette, Le type a surgi sur l'boul'vard, Sur sa grosse moto super chouette , S'est arrêté l'long du trottoir. Et m'a regardé d'un air bête: «T'as l'même blue-jean Que James Dean. T'arrêtes ta frime. J'parie qu' c'est un vrai Lévis Strauss».
Bouzghiba: Johnny Hallyday interprétant Bye-bye baby prend la parure d’un prédicateur de mode.
Razak: Je vois que vous êtes un amateur de rock’n’roll. Johnny disait dans cette chanson: « La mode: Hé bien pour moi cet été la mode ce sera un pantalon, en l'occurrence un blue-jean. Parce que c'est la tenue idéale pour voyager, pour travailler, pour se déplacer, pour être à l'aise.»
Bouzghiba: Le blue-jean chez les texans est très ornementé et très brodé.
Razak: Chez les anglo-saxons le blue-jean servait surtout à marquer une appartenance sociale et souligner une tendance. Chez les hippies par exemple, le jeans était le vêtement roi. Les soixante-huitards en faisaient une toile body art. Les dessins antimilitaristes fleurissaient sur les pantalons et les vestes en blue-jean. Bruce Springsteen fait d'un LEVI'S 501 le fleuron de la pochette du légendaire "Born in U.S.A.", et David Bowie lui dédie le fameux "Blue Jean". Ils ne sont pas les seuls à apprécier la sobriété de cette toile qui a tout sauf la lisseur de la soie. Souvenez –vous qu’à une certaine époque la «gatifa» anglaise (tissu de coton à trame ondulée et parallèle) tenta de détrôner le jeans mais en vain. Elle n’en récolta que déboires et vicissitudes.
Bouzghiba: Que dire comme mot da la faim?
Razak: Etre à l’aise, voilà le mot-clef. Voilà le secret du succès phénoménal du blue-jean. Pourvu que l’on tombe sur un vrai Levi’s riveté à l’ancienne. Car la contrefaçon continue de faire des siennes en créant un monde parallèle. Actuellement, il y a une multitude de jeans. Les uns allant dans le sillage des premiers jeaneurs, les autres préférant les sentiers non battus avec de la fantaisie en prime. Mais la nostalgie pour les classiques du blue-jean grandit avec le temps. Il est amusant de remarquer que les classiques sont vendus aux enchères comme des raretés dont rêvent les collectionneurs. En effet, en 1998, un jeans original Levi's de 1880 est racheté lors d'une vente aux enchères pour près de 47000 US dollars par Levi's le fabricant initial. En 1999, Christie's NYC proposait trois paires de jeans de Marilyn Monroe et le styliste américain Tommy Hilfiger les obtint pour 37000 US dollars. Britney Spears eut le privilège de s’offrir l’une de ces trois mythiques paires.Au lieu de penser à sa fin, il nous donne de la faim. Qui n’a pas enfilé un «seroual daingri» dans son adolescence ou dans sa vie d’adulte ? Le jeans est vraiment un vêtement à part. Il a épongé la sueur de milliers d’aventuriers et de travailleurs d’usine. Il a servi d’accoutrement pour anars et protestataires. Il a séduit les femmes au galbe bien tracé et sa longévité semble s’inscrire dans l’intemporel, puisque les couturiers du monde entier sentent toujours son pouvoir attractif?
Bouzghiba: Les puristes raffolent des vrais Levi’s mais comment reconnaître un vrai denim sergé?
Razak: D’abord il faut examiner le logo, les rivets et surtout le fameux «E» imprimé sur une petite bande de tissu rouge. Le vrai Levi’s se vend dans des lieux patentés. Il y a des jeans pour hommes et pour femmes. Les jeans pour filles se différencient par leur braguette et les coutures sont plus prononcées. La coupe est ajustée à la taille. La mode est allée jusqu’à imposer des modèles froissés, troués ou déchirés au niveau du genou.
Bouzghiba: A Casablanca on fabrique de bons jeans n’est-ce pas?
Razak: Au Maghreb, on fabrique des jeans de toutes sortes .Ceux qui sont destinés à l’exportation sont plus travaillés. En Tunisie, le jean est fabriqué à Ras Jebel. La toile provient de l’usine italdenim de Milan. Elle est teinte à l’indigo à Francfort en Allemagne. La matière première (le coton) est béninoise. Les jeans de Ras Jebel sont plus proches du standard et sont largement commercialisés en Europe. Ceux de Casablanca sont de qualité contrastée, et l’on constate que les bons jeans casablancais se retrouvent ailleurs que dans les magasins des grossistes d’«El Koreâ» qui approvisionnent les autres villes du Royaume. Un jour j'en ferais un reportage ou un film documentaire si les circonstances me le permettaient.

DARDACHA-15-Yves Klein du judo au monochrome


DARDACHA-15-Yves Klein du judo au monochrome
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CHAT ENTRE LE PERSONNAGE BOUZGHIBA ET SON GENITEUR
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Bouzghiba: Comment un judoka peut-il devenir artiste. Est–ce en exhibant ses "Dan" ou ses dons?
Razak: Les deux à la fois, si on a la chance d’être né comme Yves Klein.
Bouzghiba: Qui était cet artiste sportif ?
Razak: Yves Klein eut une carrière artistique relativement courte, par rapport à celle de Monet ou de Manet, mais l’influence que son œuvre a eue sur l’art moderne, parait aussi déterminante que celles des deux peintres précités. Aujourd’hui, beaucoup d’artistes non européens se réclament de la lignée Klein ou vont dans son sillage. Avec lui, on assiste à une nouvelle fonction de l’artiste: le créateur se confond avec son médium et propose comme «œuvre" des services et des actes «in-collectionnables». Yves Klein fait du bleu outremer une couleur totémique. La sagesse de la tradition mystique Zen lui aurait sans doute montré le chemin vers ce bleu radical inspiré de l’étendue céleste. Spiritualité et matérialité, ont été les deux pôles entre lesquels vacillait sa sensibilité créatrice."Mes tableaux ne sont que les cendres de mon art" disait-il non sans sophisme. Mais comment un judoka (ceinture noire, quatrième dan) me direz-vous a-t-il pu se convertir en artiste et introduire les pulsations musicales dans son art comme prémisse à l’Art Total?
Bouzghiba: Comment, je vous le demande, éclairez-moi, je meure d’envie de le savoir?
Razak: Relax. J’essaie toujours d’être le plus didactique possible avec vous. Comme d’habitude pour faire le topo je commence par une bio express:Yves Klein est né en 1928 à Nice. Son père, Fred Klein, hollandais d'origine indonésienne, est un paysagiste. Sa mère, Marie Raymond, originaire des Alpes-Maritimes, a fait de la peinture informelle. En 1947, y eut lieu la rencontre entre Yves Klein, Claude Pascal (un poète) et Armand Fernandez (un peintre) dans une école de judo à Nice. Devenus amis inséparables, ils voyagent ensemble et admiraient tous trois ce que faisait Van Gogh. Sur la plage de Nice, les trois amis se délectaient picturalement et Klein semblait déjà magnétisé par l‘infiniment bleu:«Alors que j'étais encore un adolescent, en 1946, racontait-il, j'allais signer mon nom de l'autre côté du ciel durant un fantastique voyage "réalistico-imaginaire". Ce jour-là, alors que j'étais étendu sur la plage de Nice, je me mis à éprouver de la haine pour les oiseaux qui volaient de-ci, de-là, dans mon beau ciel bleu sans nuage, parce qu'ils essayaient de faire des trous dans la plus belle et la plus grande de mes œuvres.»Parmi les livres qui ont marqué l’esprit du jeune peintre, il y a La Cosmogonie des Rose-Croix de Max Heindel, qui devient son livre de chevet et ce durant plusieurs années. Vers la fin de 1949, Yves Klein va à Londres, il travaille chez l'encadreur et doreur Robert Savage qui lui apprend un tas de techniques dont la dorure à la feuille d'or. En 1950, les jeunes créateurs baptisèrent leur groupe Triangle. Mais on n’enregistra de ce trio que la volonté farouche de se démarquer. Les grandes choses viendront après.En 1952, Klein voyage au Japon pour parfaire sa culture sportive, spécialité judo. Il passe au pays du soleil levant plusieurs mois. Durant ce séjour, il prépare un livre didactique sur le judo et revient au pays natal avec un 4eme dan. Après Les Fondements du Judo, qu’il publie aux Editions Grasset, deux recueils de monochromes portant sa griffe: «Yves Peintures» et «Haguenault Peintures» seront édités par un atelier espagnol de gravure. En 1955, il eut beaucoup de dépit après que le jury du Salon des Réalités Nouvelles lui a refusé un monochrome orange. Quand il organisa sa première exposition au Club des Solitaires, dans les salons privés des Editions Lacoste. Yves proposa des monochromes de différentes couleurs. Mais la réflexion livrée au public méritait d’être analysée en profondeur, car on y trouve les singes avant-coureurs d’une démarcation d’envergure:«Il y a des nuances douces, méchantes, violentes, majestueuses, vulgaires, calmes, etc. En somme, chaque nuance de chaque couleur est bien une "présence", un être vivant, une force active qui naît et qui meurt après avoir vécu une sorte de drame de la vie des couleurs.»Pierre Restany un critique d’art français qui a grandi à Casablanca, et qui a visité beaucoup d’expositions dans l’espoir de découvrir des talents prometteurs, rencontre Yves Klein au Club des Solitaires. C’est à partir de ce moment que tout a pris de l’ampleur que ce soit pour Klein ou pour Restany.L’intérêt pour la musique bien que tardif lui ouvre des perspectives nouvelles. Quand, par la suite, Klein eut comme collaborateurs de création des instrumentistes, il a cherché à coller à son œuvre une sémantique «sonore» d’essence immatérielle. Les premières «anthropométries» sont nées de cette façon. Il fit une similitude entre le son monocorde et le ton monochrome. Mais en réalité ni l’un, ni l’autre, n’est totalement «mono» car l’homogénéité pigmentaire n’est pas aussi parfaite qu’on le croit. L’addition des résines synthétiques augmente l’adhérence mais rend pâteux l’enduit. Même avec des aquarelles bien dosées, de tels équilibres chromatiques restent aléatoires. Ce qui mérite d’être souligné, à ce sujet, c’est la quête spirituelle dans la matérialité minérale ou synthétique de la couleur. D’ailleurs la psalmodie Zen qu’il aurait entendue dans les monastères bouddhistes n’est-elle pas une suite de sons monocordes? Pour le pratiquant, cette psalmodie est avant tout destinée à fixer l'esprit vagabond et favoriser la concentration. C’est dans les ultimes purifications que l’on peut percevoir le début de Nirvana. Klein aspirait à un nirvana chromatique. Quand il a su que c’était impossible, il s’était mis à faire des œuvres suicidaires, comme le saut dans le vide ou l’usage du lance-flamme à la place pinceau.
Bouzghiba: Lance-flamme, Yves avait de la chance. S’il était dans un pays arabe les sapeurs pompiers l’auraient appréhendé au premier essai pyro-maniaque?
Razak: Toute cette activité bizarroïde trouva le réceptacle idoine en la personne de Pierre Restany. En effet, c’est chez Klein que les membres du groupe des Nouveaux Réalistes ont signé le 27 octobre 1960 la déclaration constitutive de leur mouvement artistique avec la complicité de Pierre Restany. César le célèbre «compresseur» de voitures usagées fit son apparition une année après. Malheureusement, le groupe se dissout en novembre 1970. La plus dadaïste des idées d’Yves Klein reste celle qu’il a donnée en partage en 1959. Il imagina vendre du «vent» à des amateurs, c’est à dire l’air de Paris contre 150 grammes d’or fin qu’il jetait à la Seine.Yves Klein est un des rares peintres à avoir breveté une teinte concoctée avec ses propres mains. An effet, aidé par un chimiste, il découvre un bleu qu’il a fait breveter en 1957 sous le nom de l’IKB (International Klein Blue). Ainsi la rhapsodie du bleu est née. Yves Klein anima la période de l'après-guerre en remettant en question beaucoup d'idées reçues. Ses happenings les plus populaires restent "L'exposition du vide", et les "Anthropométries" qui sont des estompages d’un autre genre: des empreintes ventrales de femmes nues sur des toiles blanches. Le Body-Art dont il est le précurseur ne peut se passer de collaborateurs de création (musiciens et femmes). La musique monocorde sert d’ingrédient d’ambiance spirituelle. Chez Klein, même la couleur a une vie et une mort. N’est–ce pas là les signes latents d’un bouddhiste? Il serait devenu herboriste s’il n’avait pas été judoka-peintre. L'art conceptuel, et le minimalisme lui doivent beaucoup de choses. Malheureusement certains suivistes ayant mal assimilé sa philosophie ont déformé son concept en y’ mettant n’importe quoi, pourvu que cela rapporte de l’argent. Il faut savoir faire la nuance entre art contemporain et l’art «con»-«temporain» assimilé à l’art des farces et attrape-nigauds. Klein est devenu une légende, ses œuvres sont très convoitées par les collectionneurs. Il aurait réalisé de belles choses s'il n'avait pas été emporté, précocement, par une maladie cardiaque le 6 juin 1962. Pierre Restany l’homme à la barbe blanche qui a suivi de plus prés son itinéraire s’éteint lui aussi à l’âge de 72 ans par un arrêt cardiaque.
Bouzghiba: Les farceurs de l’art ont poussé le readymade aux confins du ridicule. Des chats aux pieds enduits de peinture qui piétinent des toiles blanches, un âne qui peint avec sa queue, c’est aussi du body art n’est-ce pas?
Razak: C’est le body art des bêtes. Yves Klein était seigneurial dans sa manière de magnifier le corps humain. La femme-pinceau a plus de grâce qu’un quadrupède qui ne sait pas ce qu’il fait.

mercredi 21 février 2007

DARDACHA-14-Ane, je te salue !



DARDACHA-14-Ane, je te salue !
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CHAT ENTRE LE PERSONNAGE BOUZGHIBA ET SON GENITEUR
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Bouzghiba: Après le chagrin, revenons à la vocation primaire qui nous relie tous les deux à savoir l’humour. Vous avez dit que lorsque le PMU français éternue, les parieurs marocains se mouchent le nez. Y’a t-il un lien nasal entre ces deux entités de turf?
Razak: Les paris sont marocains et les courses sont françaises.
Bouzghiba: Cela veut dire que quand le PMU tombe en panne les turfistes marocains en paient les frais?
Razak: Bien vu. Rappelez-vous que lorsque la vache folle est entrée en scène, le monde des courses hippiques est tombé en déliquescence. Le gouvernement français avait décidé, par le biais de son Ministère de l’Agriculture et de la Pêche, l’interdiction de toutes les exportations d’espèces sensibles et de suspendre pendant quinze jours tous les mouvements d’animaux en France, afin de contenir l’épizootie de fièvre aphteuse. Mais les remous qu’une telle décision a créés se sont répercutés sur le turf au Maroc. Bien que ce dernier dispose de plusieurs hippodromes (Souissi, Anfa...) le transfert provisoire n’a pas eu lieu car on n’a pas les atouts organisationnels de l’hexagone. Pour la petite anecdote, à l’époque de la vache folle, certaines courses n’ont pu avoir lieu qu’après avoir traité les chevaux et leur paille au grésil et au monoxyde de soude. Pour la première fois de leur histoire, les courses sont devenues, par ce fait, des courses chimiques, car les chevaux en compétition pouvaient réagir différemment au contact du produit chimique utilisé. Une petite égratignure pouvait diminuer des performances de tout étalon. Les chevaux de race pure sont très vulnérables. D’où la série des arrivées biscornues qui a déboussolé plus d’un turfiste, que ce soit au Maroc ou en France.
Bouzghiba: Dans le texte humoristique intitulé «Ane, je te salue!» vous citez Varenne et Ourasi ces deux cracks de courses de trot. Voudriez-vous nous égayer l’humeur avec cet écrit drôlement instructif?
Razak: Tenez, je vous le livre dans son paquet car il se croque avec une certaine délectation comme un ice-cream:«L’éminent professeur Jacques Lacan, dont j’étais un fervent lecteur, durant ma période estudiantine, m’avait inculqué le respect de l’âne. Sous sa férule, les psychanalystes les plus réputés de Paris, dédièrent à cet animal singulier une revue appelée savamment: «L’âne». L’ours de la publication est rehaussé par une jolie gravure d’un ânon. Pour jacques Lacan et ses adeptes, le psychanalyste modèle devrait être une sorte d’âne-à-liste, c’est à dire quelqu’un qui liste les morbidités refoulées dans l’inconscient du sujet, afin de déceler la faille pathologique. Il voulait que l’analyste de la psyché ressemble à l’âne productif et non à l’âne de Buridan, indécis et suicidaire. L’âne lacanien est plutôt un âne magnanime, un quadrupède contemplateur. C’est un âne qui a l’instinctive faculté de savoir écouter, et qui ne se hâte jamais de tirer des conclusions rapides qui ne feraient qu’aggraver la situation.L’âne est apprécié pour sa patience et son endurance. Il a «bon dos» quoique pour dissuader les «donkey’s car» à réduire de leur vitesse, on a installé des ralentisseurs de type «dos-d’âne» dans tous les chemins carrossables de la ville. Son squelette n’est pas charpenté pour pouvoir galoper comme le cheval. Il ne vous donne jamais l’impression qu’il est l’âne qui souffre ou qui en sait trop. Contrairement aux bipèdes vaniteux et extravertis, il ne désire pas s’exhiber, ni dans une émission TV qui fait l’éloge du voyeurisme comme Loft-story, ni «paraître» dans Star-Academy version Equidia, qui consacre les étalons courant plus vite que leur ombre. Il est là pour un destin non encore élucidé et pour une odyssée indéchiffrable, non balisée. Depuis plus de cinq mille ans, il accompagne les hommes dans l’abnégation. Les ânes rouges qui hantaient l’ancienne Egypte, n’étaient pas aussi maléfiques qu’on le pensait. Ce mammifère domestique est bien étrange. Sa démarche silencieuse et sa permissivité ont séduit le fondateur de l’Ecole Freudienne de Paris. Observez comment ce quadrupède reconnaissable pas ses longues oreilles affronte les difficultés de la vie. Il est vraiment superbe. Il n’a rien à voir avec les «Jack l’éventreur» et les «serial killers» de la race chevaline qui, à la moindre fausse caresse, réagissent violemment. Un coup de patte bien dosé, ils mettent KO l’adversaire le plus agile et le plus tenace. Je ne vous parlerais pas des chevaux malins qui se laissent tomber sur leur cavalier, après un saut titanesque. Les hippodromes de sports hippiques en ont vu de plus sanglants et dramatiques. Je respecte l’âne pour ce qu’il est, et non pas pour ce qu’il devrait être. S’il s’émancipe, il deviendra dangereux. Si, par on ne sait quel miracle génétique, il se mettait à galoper, il perdrait beaucoup de supporters. Toutes les créatures qui galopent font peur. Seul, le dressage pourrait réduire de leur agressivité. L’âne n’est jamais pressé et il est très timide. Sa gentillesse proverbiale le rend approchable. On n’a jamais entendu parler qu’un âne s’est laissé écrouler sur son propriétaire. Ce serait trop bête. Mais les chevaux de courses qui veulent faire l’âne, ne récoltent qu’injures et réprimandes. Un tocard reste un tocard, parce que c’est un canasson ayant reçu sa tare génétique par filiation héréditaire. Dopé ou mis eu régime amincissant, il reste un vaurien. Mais un crack n’a pas le droit de décevoir. Seuls, Ourasi et Varenne, qui sont des chevaux exceptionnels, se montrèrent adroits et débouleurs. Ils ont remplis leur contrat hippique en vrais «gentlehorses».Les ânes du journalisme vivent plus longtemps. Ceux de la télévision se la coulent douce parce que les sponsors et les publicistes paient la facture. Leur longévité dépend du degré de soumission vis-à-vis du patron suprême de la boite. Les plus cancres s’apprécient dans la flicaille et la délation.Au cinéma, l’âne n’est pas celui qu’on pense. Certains types de ces équidés ont partagé l’affiche avec des acteurs de renommée mondiale. Ils ont eu la faveur des cinéastes dans des films classiques ou comiques. Parfois, il est utilisé comme simple figurant. On l’a vu guider des convois montagnards ou tirer des charrues mexicaines. Bogart l’eut comme «golden-donkey» transportant des pépites d’or dans le film Le Trésor de la Sierra Madre. Les adaptations cinématographiques du chef d’œuvre de Miguel Cervantès Don Quichotte de la Manche, auraient perdu leur charge satirique, si on avait remplacé le serviteur de Sancho Pansa par un cheval de bonne constitution physique. Luis Buñuel filma un âne agonisant. Il a été attaqué par une nuée de guêpes. Il voulait dire à travers ces images criantes de cruauté, que «Lahmia Taghleb Sbâa» (la meute bat le lion). Dans le cinéma d’animation, Shrek reste un joyau qui a émerveillé tous les mômes qui l’ont vu.Sacré par les uns, méprisé par d’autres, l’âne n’arrête pas de départager les bipèdes. Le plus burlesque est Hmar Jeha (l’âne de Jeha) dont les marocains, grands et petits, connaissent par cœur toutes ses aventures hilarantes. Quant à Hmar Sania, appelé aussi «Hmar Naôura» (l’âne de la Noria) est le plus âne de toute l’espèce. Il doit tournoyer sans interruption pour que l’eau soit pompée à faible coût énergétique. Dans le jargon quotidien, on s’en sert comme d’une métaphore. Ainsi, dans l’administration publique un Hmar Naôura est par définition un fonctionnaire exploité à outrance. Il ne revendique pas. Il se soumet. J’en connais un autre «âne-tourneur» qui n’a rien à voir avec les Derviches Tourneurs de Turquie. Celui-là a créé un miracle dans une des campagnes du Maroc profond. Un âne, laissé en pâture, s’approche d’un pylône de haute tension, et comme il y’ avait des courants de fuite, il s’est mis à tournoyer autour du poteau électrique, n’osant se libérer du cercle vicieux où il s’est introduit malencontreusement. Ce quadrupède malchanceux a failli passer pour un illuminé de la race équine. Car le fquih de la commune rurale où ce phénomène s’est produit, n’eut à faire que réciter des versets coraniques, croyant voir le dernier signe de la Kiyama (l’Apocalypse). Les badauds, ignorant tout de l’électrostatique et des courants parasites, crurent avoir affaire à un diable déguisé en âne. Mais en vérité, notre exorciste mal renseigné devait exorciser son ignorance. S’il était un électricien, il aurait compris le manège. L’intervention des techniciens de la régie a mis fin à cette drôle histoire. Il y a aussi l’âne prétentieux comme celui de l’anecdote «Manaydch, Manaydch» (impossible de me relever). Celui-là est un dégonflé puisqu’il voulait se mesurer à plus robuste que lui, mais quand l’heure du déménagement a sonné, il resta cloué au sol, sous un poids qu’il n’a pas pu soulever. Il y’a aussi l’âne pantouflard et l’âne-métronome. Ce dernier connaît les jours de la semaine, en particulier le jour du souk hebdomadaire. Il se lève tôt et fait du bruit pour réveiller son propriétaire. L’âne de contrebande, quand à lui, est un cas spécial. Son circuit suit le tracé frontalier. Il est très naïf. Il suffit d’un «Arra–Zid» (avance), enregistré dans une cassette audio, pour qu’il se mette à trotter de manière téléguidée. Il ne sait pas les dangers qu’il court, en transportant des marchandises prohibées. Mais il y’ a aussi l’âne sympathique, comme celui que le comique égyptien Ismail Yassine a utilisé comme moyen de transport, pour rejoindre son cabinet de vétérinaire. Mais le plus choyé de tous est l’âne randonneur. La ville touristique Mijas (Andalousie) l’a choisi comme emblème. L’âne randonneur fait bonne presse et gagne sa croûte facilement. Il reçoit rarement des coups, puisqu’il vit au milieu de touristes et il est souvent photographié. On apprécie sa sobriété, mais on fait semblant de ne rien entendre quand il se met à braire.L’âne reste unique en son genre. L’espèce a résisté à la mécanisation. Sa capacité de synthèse métabolique est étonnante (l'âne tire plus d'énergie de la paille qu'un cheval, disent les spécialistes). Cet animal sera toujours utile. Son fumier est excellent pour fertiliser les terres arables. Le tiers-monde ne pourrait jamais se passer de ses services. Au Tibet, il est indispensable pour escalader le Toit du Monde. En Amérique latine, on le voit sillonner la Cordillère des Andes. Pourtant on ne l’a jamais pris tel qu’il est. On est irrespectueux envers ce souffre-douleur. Les fables et les histoires drôles où on le cite comme témoin ou comme acteur potentiel sont indénombrables. Les éditeurs les plus réputés lui ont consacré des monographies ou publié des contes pour enfants: Des Mémoires d'un âne de la comtesse de Ségur, Voyage avec un âne dans les Cévennes de R.L. Stevenson, Mon âne et moi de Juan Ràmon Jirez (Prix Nobel de littérature en 1956), L'âne: histoire, mythe et réalité, Avoir un âne chez soi, Mémoire des ânes et des mulets, Le livre de l’âne, Bien connaître les ânes et les mulets… Cet animal étonnant occupe une place prépondérante dans l’imaginaire de l’homme. En France, l'association «Réunir au pays» organise annuellement sur l'hippodrome de Pompadour «La Journée Nationale de l'âne». En peinture, les orientalistes l’ont immortalisé dans des toiles aux couleurs chatoyantes. L’âne peintre a pu réaliser une toile avec sa queue transformée en pinceau. Les expressions qui font allusion, soit à sa sobriété, soit à sa désinvolture, foisonnement dans toutes les langues de la race humaine. Avec ses yeux attentifs, il est plus humble que le taureau, mais moins ringard et moins rancunier que le chameau. Les expressions et les citations comportant le mot âne sont indénombrables: «Têtu comme un âne», «Du coq-à-l’âne», «Ce n'est pas le singe ou le tigre que je crains dans l'homme, mais l'âne» (William Temple). «Moins vif, moins valeureux, moins beau que le cheval, l'âne est son suppléant et non pas son rival. (Abée Delille), «La nuit est destinée au sommeil, le jour au repos et l'âne au travail» (proverbe afghan). «Ce n'est pas parce qu'on est entouré d'ânes qu'on doit se mettre à braire» (Jean Luc Poma). «Compte plutôt sur ton âne que sur le cheval de ton voisin» (proverbe auvergnat). «La peinture abstraite fait très souvent braire les ânes, se pâmer les poules et bâiller les singes» (René Floriot) «Un âne qui porte sa charge vaut mieux qu'un lion qui dévore les hommes» (proverbe oriental) «Des moutons dirigés par un lion sont plus redoutables que des lions dirigés par un âne» (Douglas Mac Arthur). On se limite à ce petit paquet, mais observons comment les deux dernières citations sont contradictoires. L’une est élogieuse l’autre est d’un ton rabaissant. Mais que savons-nous de cet animal mystérieux? L’on espère qu’un jour les organisateurs du festival du film animalier consacrent une édition spéciale (appuyée par des séminaires) à cet animal fabuleux corvéable à merci et qui a suivi l‘homme dans toutes ses aventures terrestres, avant de se projeter dans un univers féerique où les licornes côtoient les chevaux ailés tels Pégase et Al Borak. J’aimerais clore ce petit essai consacré à l’âne avec ces mots pathétiques signés Drumont Édouard: «Ane, je te salue, éternel porteur de bât, Ane utile, Ane patient, Ane toujours raillé, Ane à l'échine meurtrie, Ane aux longues oreilles, Ane, je te salue…»




DARDACHA-13-Kacimi, Khair-Eddine , et Saladi : les oiseaux de l'errance immobile


DARDACHA-13-Kacimi, Khair-Eddine et Saladi: les oiseaux de l’errance immobile
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CHAT ENTRE LE PERSONNAGE BOUZGHIBA ET SON GENITEUR
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Bouzghiba: Dans le requiem intitulé: «Kacimi un peintre mort non pollué par la vie», vous avez utilisé un mot nouveau: le dynasteur. Que signifie ce terme?
Razak: Le mot n’est pas de mon invention. Il existe déjà une revue qui s’appelle Dynasteur, mais le contexte où j’avais utilisé ce phonème est totalement différent. Pour vous imprégner du nouveau sens que je lui avais attribué, il suffit de lire le requiem de bout en bout.
Bouzghiba: Vous y’avez mis plus de phrases interrogatives qu’exclamatives, à ce qu’il parait?
Razak: Lisez le texte et vous comprendrez:«Que faut-il louer le plus dans la démarche artistique de Mohamed Kacimi: le «dynasteur» de signes ou l’agenceur de mots intelligibles, le rhapsode de l’ocre ou le baliseur du désert pictographique, le «chromatiste» qui suit le rythme de sa gestualité instinctive ou le topographe des dénivelés des «Atlassides», l’éveilleur des consciences ou le saltimbanque éveillé, le metteur en image tellurique ou l’aède en quête d’un absolu inaccessible, l’ami du bois d’ébène ou le dompteur de la graphie indocile, l’esthète paisible ou le défenseur des droits humains et des fleurs, l’émancipateur infatigable ou le concepteur de formes émancipées?L’œuvre de Kacimi est pluridimensionnelle. Elle enthousiasme ou indispose. Elle apaise ou questionne par avalanches interrogatives. Cela dépend du prisme sous lequel on la filtre. Mais dans tous les cas de figure, on avait affaire à un artiste qui travaillait avec son cœur. Mort non pollué par la vie, Kacimi a su éviter les pièges tendus par les iconoclastes et les corrupteurs de conscience, qui n’excellent que dans l’art d’enterrer les artistes. Ce fils du peuple, bien enraciné dans sa terre natale et si rattaché à sa culture, n’exposait que ce qu’il aimait. Au fil des vernissages, j’avais pu tâter son angoisse, malgré sa sérénité et sa patience à toutes épreuves. J’ai toujours apprécié sa disponibilité d’esprit. Il aimait philosopher joyeusement et parler de ce qui fait la postérité et l’histoire culturelle d’un pays, idéalisé à outrance. Il rêvait de forums de la pensée et de centres culturels implantés dans toutes les capitales du monde. Mais ses rêves ont buté contre le roc glacé de l’indifférence et de l’hypocrisie. Si on avait donné suite favorable à ses idées radieuses, le Maroc culturel en aurait été encore plus rayonnant. Kacimi aurait été à la fois notre Malraux et note Ibn Batouta qui a suivi les cheminements les plus serpentés. Il jouissait de l’estime même des peintres de la jeune génération et acceptait la critique avec un fair-play, chose très rare au Maroc. Contrairement à ces coloristes narcissiques qui croient que l’histoire picturale du pays s’est arrêtée à leur dernier accrochage redondant, Kacimi avait le sens du partage. Il ne pouvait supporter l’étourdissement et dépérissement de jeunes talents dont il était un des éclaireurs les plus avertis. Il aurait fait un bon critique d’art s’il avait persisté dans cette voie analytique qu’il avait testée, non sans succès, aux années 1980. Ainsi échappant à la convention et aux carcans à «isme» dans lequel on enfermait la créativité débridée, Kacimi ne pouvait être catalogué dans aucune école spécifique. Il a exercé son art avec son propre style, sa fougue et sa conviction. Quand il voulait peindre tout en bleu, il s’y mettait avec l’ardeur d’un bâtisseur. Alors la toile sous son pinceau devenait constellée de signes et de formes suggestives. Son bleu n’avait aucun lien de parenté avec le bleu du peintre judoka Yves Klein mais on y humait les effluves acres d’une terre oxydée mêlée au spectre bleuté de l’azur.Il est parti sans faire de bruit comme un mallarméen, las de l’amer repos. Il a laissé une œuvre éthérée qui respire l’air libre. Une œuvre originale antidote à la servitude. On le savait asphyxié par la routine et ulcéré par les actants de la médiocrité. Son seul oxygène, c’était l’écriture et la peinture.»
Bouzghiba: Vous avez écrit un autre texte celui là un peu plus long sur un autre asphyxié par la routine mais qui est décédé dans le désarroi, il s’agit de Mohamed Khair-Eddine .Voudriez-vous nous en relire quelques paragraphes?
Razak: Je vous livre le texte dans sa totalité. Il a pour titre: «Mohammed Khair-Eddine: un poète qui écrit avec le sang de ses ganglions». Mais ne m’interrompez pas SVP.«Le 18 novembre 1995, Mohamed Khair-Eddine meurt des suites d’une complication chirurgicale. Un dentiste maladroit aurait fatalement touché avec sa meule électrique la mâchoire de Mohamed Kha-Eddine. Le cancer qui en avait résulté serait l’une des principales causes de sa mort prématurée, puisque depuis ce maudit incident de chirurgie dentaire, les jours de Khair-Eddine étaient bien comptés. Une tuméfaction qui se transforme en cancer et conséquemment, le patient perd l'usage non seulement de sa dentition, mais aussi celui de sa bouche en tant qu'organe essentiel à la parole. Il n’avait que sa main pour écrire ce qui devait sortir par la bouche. Khair-Eddine passa les derniers mois de sa triste vie dans un hôtel de Rabat surplombant le Bouregreg. Quand il n’arrive pas à calmer sa douleur, il boit du vin comme pour en être anesthésié. Mais au lieu de le soulager, l’alcool accentue sa souffrance notamment au réveil quand la lucidité retrouve ses droits biologiques naturels. Au Majestic, un bar détenu par des Chleuhs de sa région, on le trouvait fulminant et rugissant comme un lion rétif, car dans son fort intérieur, il y’ avait en plus du sentiment d’être trahi, la rage d’être toujours proscrit du système scolaire, malgré l’aura gagnée sous d’autres cieux au prix de mille errances et maux identitaires. Ses vociférations stridentes expliquaient son mal être. Nous en étions témoins nous qui étions ses cadets, incapables de contrarier le grand Khair. Zohra Mezgueldi qui a préparé sa thèse de doctorat sur Mohamed Khair-Eddine a raison d’écrire: «De son vivant, Khair-Eddine passait plutôt pour un personnage peu fréquentable qui d'ailleurs ne se laissait pas fréquenter aisément». Il est vrai qu’il était inapprochable comme un misanthrope irréductible, mais c’était une manière de s’immuniser contre les intrus. Mais nous l’admirions malgré ses sautes d’humeur, car n’est pas Khair-Eddine qui veut. Nous éprouvions de la compassion envers lui parce qu’il ne méritait pas de tels services gratuits. Perdre un poète et romancier de ce calibre dans des conditions aussi banales, cela nous paraissait comme l’action inique d’un destin sadique.Mohamed Khair-Eddine est né en 1941 à Tafraout. Il a commencé à écrire alors qu'il n'était qu'un élève de 5ème secondaire. Il publiait ses créations dans La Vigie Marocaine, (un des principaux organes de la presse écrite datant de l'époque coloniale). Les professeurs de français l'encourageaient mais la famille était contre cette orientation. Son père, un commerçant Soussi ne connaissant que le dialecte berbère, ne voyait dans cette manie scripturale de griffonner sur du papier des mots en langue étrangère que déviation et aliénation. C’était l’une des premières discordes avec ce père analphabète et autoritaire. Le jeune adolescent étouffait. Il rêvait d'évasion et d'un monde meilleur où la poésie tempère les humeurs et la rime adoucit les mœurs. Dans l’errance et l'exil, il trouva une échappatoire mais pas la voie salvatrice. Il dira plus tard de son adolescence chaotique: «J'étais plutôt fort en sciences et en français, nul en arabe, sauf en poésie. J'ai même écrit des tragédies que mon père a vendues à des marchands de cacahuètes qui en ont fait des cornets...» Imaginez une autre situation où le père serait cette fois Maurice Druon ou Philip Sollers, Khair-Eddine aurait été à coup sûr le Racine des temps modernes. Dans sa jeunesse, il lisait les écrits existentialistes de Jean Paul Sartre et Albert Camus. Le hasard a voulu qu'une fois mature Khair-Eddine devienne l'ami de Sartre et de Simone du Beauvoir le couple mythique des années de plomb françaises. Après le terrible séisme de la ville d’Agadir (le 29 février 1960) Khair-Eddine s'installe dans ce chef-lieu de la région du Souss. Il abandonne les études pour l'écriture. Il travaille quelque temps dans l’administration (La Sécurité Sociale). Et comme il était l’élément le mieux adapté pour cette tache, on lui demanda de faire une enquête auprès de la population sinistrée .Il trouva le matériau pour l’un de ses meilleurs romans Agadir. Vers 1963, il s’installe à Casablanca et publie des nouvelles ("L'Enterrement", "Nausée noire"…) Quelques unes furent primées. Ainsi voulant échapper à l'ennui et à la morosité ambiante, il s’exile en France (1965). Durand son tumultueux séjour au pays de Voltaire, il publie au Seuil son roman «Agadir» qu’il avait préparé au Maroc. Il sera suivi d’autres publications de valeurs contrastées: «Corps négatifs», «Histoire d'un Bon Dieu», «Soleil Arachnide», «Moi l'aigre», «Le Déterreur», «Ce Maroc», «Une Odeur de mantèque», «Une Vie, un rêve, un peuple toujours errants», recueil de poèmes: «Résurrection des fleurs sauvages», «Légende et vie d'Agoun'chich». A Paris, il fréquentait les lieux mondains de l’underground toujours équipé de sa machine à écrire comme un reporter de faits divers qui prend sur le vif les protagonistes. Grâce à ce petit engin de dactylographie, il s’évade d’un monde nauséabond. Quand il se met à écrire il disparait de ce monde. «Bravo, Khair! Bravo ! Vous arrivez à écrire dans ce merdier» lui disait un agent de police qui voulait le fourguer. Ce dernier ne savait pas que c’est dans ces lieux de perdition où l’on crache ce qu’on a dans les trippes que l’écriture trouve ses ingrédients esthétiques. L'œuvre de Khair-Eddine dérange parce que c'est une écriture nerveuse, tellurique et piquante telle une hostie. Elle est ganglionnaire car le poète écrivait avec le sang de ses ganglions. Quand il est devenu célèbre, France-Culture lui offrit la possibilité d’animer des émissions radiophoniques nocturnes, c’est à cette période qu’il fit des rencontres importantes: André Malraux, Jean Paul Sartre, Samuel Beckett, Jacques Berque, les poètes Marcel Béalu et Pierre Béarn, Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire, Michel Leiris (poète surréaliste), Jean Cocteau, Olivier Monjin (philosophe et responsable de la revue Esprit)…L’anar n’est plus un solitaire. Il voulait mettre en pratique sa «guérilla linguistique» maintenant qu’il est au milieu d’intellectuels qui ont l’aptitude de le comprendre. «Je désire, disait-il, trouver une phrase qui résume tout» N’était-ce pas là une quête de l’absolu? On dirait un Rimbaud philosophant poétiquement sur l’essence de la couleur des mots. Dès son retour au Maroc en 1995, le vide culturel ambiant et le manque d’intérêt des officiels de la culture le rendent plus morose que par le passé. Son passeport perdu ou confisqué il sentait l’étau se refermer sur lui. Son aigreur retrouve tout son cynisme, mais sa littérature comme celle d’un Lautréamont resterait à jamais marquée du seau indélébile de la sincérité et de l’originalité.Dans ses écrits la faune y' est omniprésente non pas en tant qu'éléments disparates de la science des animaux mais en tant qu’acteurs et actants personnifiés ayant des messages à répandre ou un cri à amplifier. Il ne cherchait pas à ressusciter les illustres fabulistes d’antan tels Esope, Ibn al-Muqaffa (Kalila et Dimna) ou Jean de La Fontaine mais fustiger la bassesse d’esprit et la servitude que l’émancipation a omis de redresser pour plus de dignité humaine. Ainsi, les analystes ont relevé tout particulièrement la mise en texte du bestiaire dans toute sa diversité. Les animaux deviennent des entités discursives narrant la vie des «sudiques» dans leur cadre «éco-systémique». Dans Le Déterreur par exemple un analyste a dénombré plus de 220 occurrences à des animaux de toutes sortes. En voici quelques unes empruntées à divers textes:-«Je jouais volontiers à l’aigle et au serpent, mais la lutte se terminait toujours à mon avantage»-«Un gros gekko brun (tiqlit) guettait d’éventuels insectes sur le rebord d’une niche. Ses écailles et ses yeux brillaient, mais ni Agoun’chich ni le violeur n’en avaient cure. Il leur ressemblait tellement qu’ils ne s’en rendaient même pas compte»-«Ce petit lézard était haï et massacré partout mais ici personne ne pouvait le tuer ou seulement lui couper la queue sans encourir les foudres du maître du sanctuaire.»Parmi les écrits qui ont une coloration sociale les deux paragraphes suivants nous révèlent les prémisses d’un art presque inédit de l’agencement des métaphores:-«Le peuple est assis sur une natte rugueuse, il martèle sa tête avec ses poings, boit son pus et mange sa gangrène...Sur la place, face à l’océan, un vieux hère récite au vent la chevauchée ancienne, il se larde de coups de dague et exhibe la marque des tortures...Le peuple rit et lui jette ses rides.»-«Je suis un bougre qui ne tolère pas les autres. Né dans une histoire de fantoches et de généraux serviles, de savates pourries et de guêtres brûlantes, de femmes données toutes fraîches par un caricaturiste exemplaire(…) Je n'ai pas assez de poids pour qualifier ce que je connais ni d'Eve ni d'Adam mais je décrirai et je te fausserai compagnie quand il sera question de toi, de tes frères, des tes ersatz et des maquereaux habiles que tu paies pour faire d'un artiste un bouffon et d'un écrivain une loque géante.»Ainsi, voulant faire comme Baudelaire et Apollinaire il s’essaie à la critique artistique. Malheureusement cette activité n’eut pas le même impact que ses romans. C’étaient des écrits jubilatoires plus que des textes analytiques mais la tentation méritait d’être exaucée.Khair-Eddine est mort mais ses romans restent. Après le refus des libraires marocains, les voila qui redeviennent la préoccupation des académiques et des universitaires. Les thèses de doctorat fleurissent, les séries d’hommages et colloques organisés tantôt par les marocains tantôt par les étrangers cherchaient sa réhabilitation culturelle dans sa terre natale, en vain. Il demeure un auteur maudit tout comme son confrère d’encre Mohamed Choukri parce que les conservateurs en ont décidé. Avant eux, Le Marquis de Sade avait, souffert du même mépris mais la postérité a eu son dernier mot. Le père de la psychanalyse (Sigmund Freud) a remis au goût du jour ce Marquis qu’on avait emprisonné futilement pour ses écrits. Khair-Eddine n’était pas un subversif mais il faisait peur aux nombrilistes parce qu’il était un esprit libre. Son ex-femme conserve de précieux documents (lettres, notes personnelles…).Si elle s’avisait à les publier (nous lui conseillons vivement de le faire) certains arnaqueurs et prétendus critiques littéraires plus ou moins fliqués seraient mis dans une mauvaise posture parce que ces intrus ont fait beaucoup de mal derrière son dos. De tous les jeunes intellectuels qui animaient la revue avant-gardiste Souffles il était l’un des rares poètes doublés de romanciers à avoir gardé une indépendance d'esprit, courageusement jusqu’à sa mort. Quand aux autres ils ont par pragmatisme affairiste soit changé le fusil d’épaule ou renié leur passé combatif où l'espoir du jour meilleur guidait leur pas. Mais ironie du sort, l’on voit maintenant qui est rentré par la grande porte dans les annales de la littérature universelle et qui a été jeté dans la poubelle de l'Histoire?Sa vie ressemblait à une arche naviguant en mer no-man-lands. N’ayant de boussole que son envie de fuir une réalité macabre .Il fit du cabotinage poétique un art de vivre et de décrire le monde subalterne. Cette odyssée des sens est effectuée en solo et en desperado. Les principales escales qu’il a traversées non sans aigreur pourraient être résumées à ce polygone aux lignes mal tracées: Tafraout, Agadir, Tiznit, Casablanca, Le Midi, Paris, Rabat, le cimetière. Mort prématurément, Khair-Eddine a marqué la littérature maghrébine avec sa verve particulière. Avec Kateb Yacine il formerait un duo de choc. Dans l’au-delà, il ne souffrirait plus des affres de la solitude et de l’étrangeté. Son ami de toujours Sartre qui lui avait ouvert ici bas les colonnes de sa revue Les Temps Modernes, l’attendrait avec des paillettes mirifiques plein l’iris pour la grande encyclopédie divine Les Temps Eternels. Autrefois Sartre disait «L’enfer c’est les autres», avec Khair Eddine, Mohamed Dib et Kateb Yacine à ses côtés, il dirait «Le paradis, c’est nous». L’auteur de «Moi l’aigre» dirait à son tour enfin «Moi le splendide». La parole sauvage ainsi domptée, elle produirait des sons sibyllins dont raffolent les Nymphes et les créatures féeriques. On a dit de lui qu’il était un écrivain rebelle mais il n’y a pas pires rebelles contre l’excellence des idées que les iconoclastes qui, par ignorance et inculture, complotent contre l’art de tresser des tapis volants avec des mots. Dans ses derniers livres: Mémorial (1992, Ed. Le cherche midi), Le temps des refus. Entretiens (1999, l’Harmattan), Les Cerbères (1999, Ed. Arcantères) et On ne met pas en cage un oiseau pareil ! (Dernier journal, 2002, Ed. William Black and CO) Mohamed Khair-Eddine semble renouer avec l’éblouissement des premiers écrits et redevient nostalgique de sa terre natale, ses senteurs enivrantes, sa beauté rocailleuse, ses effluves, ses nervures hirsutes et chemins serpentés. Nous regrettons qu’on continue de frapper son œuvre lumineuse d’interdit obscurantiste. Mais avec le web ces restrictions deviennent inutiles puisque il y’ a beaucoup de textes de Khair-Eddine à la portée des internautes il suffit de prendre Google comme raccourci. Dans le texte dédié à l’Arganier on retrouve une sensibilité poétique très fine. Le texte écrit à la deuxième personne nous rappelle par sa richesse métaphorique la célèbre Kassida de Malhoun intitulée Chemaâ (la bougie) de Sidi Kaddour Alami. Ce dernier «zejjal» voyait dans le sacrifice de la bougie ce que Khair-Eddine voyait dans l’Arganier: la générosité. A en juger par cet hymne-si j’ose dire-écologique: «Arbre magique et vénérable, tes racines forent le roc et scellent avec la terre un pacte irrévocable; tu es le végétal le plus résistant et sans doute le plus beau. On ne saura jamais ton âge réel ni si tu es issu d’une comète ancienne ; tu recouvres les versants montagneux de ta splendeur incomparable(…) toi qui défies le temps, les intempéries, les canicules et la main de l’homme. Maître incontesté du Sud, on t’appelle Arganier mais nul ne sait ton véritable nom; peut-être l’oued asséché le sait-il, qui dit au laurier rosé la gravité de ta sombre parure; la cigale et la tourterelle, indifférentes aux vicissitudes terrestres, chantent ta beauté car tu les soustrais au danger en ta feuillée impénétrable». Avant sa mort, le poète n’avait toujours pas trouvé le moyen de se réconcilier avec lui-même. La fin du récit d’Agadir montre à quel point le «je» prêté au personnage du roman est torturé: «C'est donc moi mon rival (. . .) Une ruine voilà ce que je suis devenu». Les dernières notes de sa vie sont traversées par un pessimisme intégral: Vendredi 11 août, 12h45: «Si tous les malades devaient se venger, il n’y aurait plus de toubibs» Dimanche 13, 15h15: «Prendre un de ces médecins, lui trancher la gorge sans frémir, le tailler en lanières et disperser sa barbaque aux corbeaux!» Ces mots haineux auraient été remplacés par des mots gentils et révérencieux si le toubib qui le prenait en charge n’avait pas commis, par inadvertance ou de manière préméditée, l’irréparable. Pourtant son dernier roman «Il était une fois un vieux couple heureux» publié à titre posthume marque un tournant très important dans sa littérature. Un Khair-Eddine nouveau semblait y trouver de l’apaisement lui qui n’en avait jamais eu. Mais comme son destin joue toujours contre lui, une diabolique molaire mal «exorcisée» le rappelle à son aigreur objectale et puis précipite sa mort. Le poète n’avait pas droit au bonheur. Quel Maktoub.»
Bouzghiba: Puisqu’ on est aux hommages Post Mortem rendus à des artistes marocains, pourquoi ne pas compléter la trilogie par Abbas Saladi?
Razak: Cela risque d’encombrer la bande son de cette Dardacha.
Bouzghiba: Les artistes qui ont vécu dans le malheur me chagrinent. Je pourrais me recueillir sur leur tombe en répétant vos mots pathétiques?
Razak: Allons-y, le titre est facile à retenir: «Saladi est mort, ses énigmes vivent».«Qui l’aurait entendu murmurer dans la pénombre, ce chant cacophonique racontant d’une manière insolite, l’histoire éclaboussée d’un oiseau d’une texture étrange, d’une femme endormeuse du désir et allumeuse de questions insolubles?Qui l’aurait suivi, ce regard coincé entre l’errance et l’attente? Mais d’où vient cette mise en image peu commune. D’où viennent cette surabondance suggestive et cette transfiguration des affres en images allégoriques où la fantaisie et la fantasmagorie cousinent. D’où viennent ces échos que les ténèbres duplifient et que le silence noir rend mystique. Seuls, la nuit épaisse et ses draperies diaphanes où sont enveloppées tant de balbutiements amorphes, de cris aphones et de rêves assassinés, savent décrypter le code de ce langage énigmatique. Saladi est mort ses énigmes demeurent intactes .On le savait agonisant .On le savait sans ressources, mais qui a pensé a sa détresse, à son secours. Peintre qui va jusqu’à décrire l’innommable, on le savait enchaîné à un rêve comme par une force abstraite.Saladi est mort ses créations vivent. Avez-vous vu une femme avec des mains-feuilles et des jambes-branches. Avez-vous jamais vu un paon à double têtes, qui a des plumes nervurées d’une mosaïque de signes. C’est dans la palette et l’encrier de ce peintre autodidacte que l’on entrevoit ces choses mirifiques. Saladi, un de ces enfants de la malchance qui collectionnait les amertumes, savait que sa vie était courte, mais son art singulier est voué à la persistance et à la pérennité, puisqu’il a puisé aux sources les plus lointaines, dans ces régions fermées à l’entendement, comme dit le poète et que les psychanalystes appellent inconscient ou la voie royale d’où transite le rêve. Arborant finement ses figures et figurines qu’il greffe soit à des arbres d’aspect cruciforme soit ou à des plantes géantes alguiformes qui occupent des positions centrales dans ses compositions, Saladi n’est guidé dans son manège que par l’instinct et le plaisir confus de vouloir se débarrasser d’une charge émotive qui pèse sur son cœur fragile. Dans ses réalisations artistiques où sa plume à dessin est mue au gré du désir qui l’anime, Saladi, cet être frêle dont nous avons admiré le silence humble et l’endurance, opère par combinaisons animal–végétal. Son style consiste à amalgamer des éléments de la faune tels que le paon, le cheval etc… et de la flore tels que la fleur, l’arbre, etc… pour en faire des entités curieusement façonnées. Comme un botaniste mystique, il personnifie ses trouvailles et retrouvailles. Dans son art, il n’y a ni trompe-l’œil ni trompe-l’ésprit, mais les éléments picturo-narratifs destinés à garnir l’espace de ses toiles, sont agencés d’une manière insolite. Contrairement à ses prédécesseurs dont on a sollicité la présence un peu partout dans le monde, Saladi a été casanier. Cependant, ses œuvres circulent de main en main, entre spéculateurs qui voient en lui un Modigliani en gestation, ont beaucoup voyagé.Traqué d’une part par la solitude et d’autre part par une maladie incurable, Saladi a fini par céder l’âme. C’est un coup de cœur violent qui nous fait boule à la gorge et rend nos yeux humides. Encore un artiste original qui part et qui laisse orphelins des pinceaux et une palette chagrinée. Ne à Marrakech en 1950, Abbas Saladi n’a toujours compté que sur ses propres forces. Sa premier exposition a eu lieu à Jamaâ el Fana en 1978 et la dernière fut aussi organisée à Marrakech en juin 1992. Curieuse coïncidence. Un court itinéraire certes, mais un long trajet dans la souffrance, l’angoisse et l’inquiétude.Le glas a-t-il sonné, lorsque Saladi a expiré son dernier souffle et laissé échapper un dernier soupir. Le glas a-t-il sonné pour cet être en partance vers l’autre monde. Monde de la justice suprême, pour un adieu final et un voyage éternel, lui qui n’a voyagé que très peu sur cette terre pleine de voltefaces et d’arrivistes. Saladi s’éteint mais ses traces brillent. J’en ai capté quelques luminescences et j’en ai commenté quelques unes pour les rendre saisissables pour le commun des mortels. On le avait fragile comme un enfant menacé par l’orage, mais qui a fait bon geste pour en minimiser l’impact psychologique? Quelle désolation!Encore une rose qui se fane et une racine qui découpe. Encore une palette qui dessèche et un chevalet qui se déplie. Que les fissurations donnent naissance à d’autres racines, d’autres fleurs. C’est le seul souhait qu’un confère peut formuler dans de telles circonstances où le souvenir devient source de larmes. Quel honneur de finir son parcours comme Van Gogh. Repose en paix tu as tant souffert. «Six pieds sous terre, tu n’es pas mort» Merci Brel, prends soin de ce forain. Celui-là est un des nôtres. Accueille-le avec les honneurs qu’il mérite. Il arrive. Durant toute sa vie, il n’a fait qu’arriver.»


lundi 19 février 2007

DARDACHA-12- Hubert Clerissi le peintre des embarcadères




DARDACHA-12-Hubert Clerissi le peintre des embarcadères
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Bouzghiba: Hubert Clerissi le peintre des embarcadères nous a quittés le 18 mars 2000 à l’âge 77 ans en laissant derrière lui une œuvre fabuleuse. Vous l'avez rencontré à la galerie Nadar à l'occasion de son exposition qu’il a montée au Maroc. Le peintre gentlemen vous a marqué pas sa simplicité. L'article que vous avez écrit sur lui est le seul à être cité au milieu d’une foisonnante sélection de signatures diverses, mise online dans son site web officiel: WWW.Hubert-Clerissi.Com. Parlez-nous un petit peu de ce peintre monégasque?
Razak: Clerissi était un type formidable. Il s’est toujours éloigné des modes, du tintamarre qu’elles fomentent et des querelles d’école qu’elles alimentent. Il peignait les lieux où il a éprouvé du plaisir. C’est simple comme bonjour. Mais cette simplicité n’est pas donnée à tout le monde. Ses œuvres lumineuses sont un antidote à la tristesse, au désespoir et à la sénilité. Il ne s’agissait pas pour lui de reproduire mais de magnifier. Les séries de ports, de rades, de gares, de quais, de voiliers, de trains et paquebots qu’il a peintes baignent dans une lumière méditerranéenne. C’est le regard ébloui d’un éternel enfant jubilant devant son manège préféré avec ses carrousels magiques, ses cordages dorés et ses scintillantes guirlandes. L’une des plus remarquables toiles qu’il a peintes avec tout ce qu’il a de clerissien c’est à dire de magique, est sans contexte cette vue marine avec un voilier à plusieurs mâts, pièce centrale de la rétrospective 2000. Toute madrague vétuste, tout quai abandonné, tout cargo ou paquebot si délabrés soient-ils deviennent par la grâce de ce coloriste de charme vivants et poétiques. Ils deviennent aussi des témoins diserts du dialogue de la mer avec la lande, du vent marin avec la rusticité côtière. Ils suggèrent l’idée du voyage, du rêve et du dépaysement. Ils sont la réussite d’une innovation qu’on pourrait rattacher idéellement à ce que j’appellerais le néo-perceptionnisme chromatique. Son art neo-perceptionniste serait fait d’optimisme .Il serait dédié à la gaieté de vivre. Comme si le peintre, semblant hanté par la mobilité et le nomadisme, voulait nous rappeler par le choix des sujets, l’agencement des couleurs, leurs vibrantes franges et stries, les préceptes chers à Héraclite:«Tout coule. On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve. Le froid devient chaud, le chaud froid, l'humide sec et le sec humide».Clerissi était bien vu par l’intelligentsia pour ses qualités humaines .N’est pas membre de la Société des Arts, Sciences et Lettres, qui veut.
Bouzghiba: Sa disparition vous avait profondément bouleversé.
Razak: Quand j’avais appris la nouvelle, j’étais terrassé. Quelque chose de terrible avait mis ma gaieté en berne. Laila Faraoui l’ex-directrice de la gallérie d’art Nadar serait inconsolable. Je me souviens de l’homme comme du créateur. Il était affable et très réceptif. Dès que vous entamez une petite discussion avec lui, vous éprouvez la sensation étrange que vous le connaissiez depuis X temps. Avant le vernissage de son exposition, j’ai fait le voyage Rabat-Casablanca pour voir avant les autres les travaux du «Peintre de Monaco» dont j'entendais parler depuis longtemps. Je fus charmé par les belles choses qu’il avait réalisées. Après la publication de mon modeste billet artistique, il m’a félicité. Il m’a montré son gros book-press bien ornementé, en me disant avec une ferveur in-dissimulable: «Ton article sera placé là, à cette place ». C’était un des rares peintres à n’avoir grief avec personne. Quand il avait su que j’étais peintre, d’une «figuration» n’ayant rien en commun avec la sienne, il m’avait sorti une carte de visite. «C’est la galerie de ma fille» me disait-il affectionnément. Malheureusement, j’ai égaré ce petit bout de papier. Je me souviens qu’il y avait marqué les noms de sa fille Nadia et de son conjoint si j'ai bonne memoire . Je chercherais dans ma paperasse pour retrouver cette carte de visite. Car elle suscite en moi un sentiment de nostalgie
Bouzghiba: Excepté votre article élogieux, cette grande expo est passée inaperçue?
Razak: C’était injuste de ne pas rendre compte de l’activité créatrice d’un artiste de cette carrure. Pourtant Clerissi était un des fervents admirateurs du Maroc et tout particulièrement de la ville de Marrakech. Je souhaite qu’une rétrospective lui soit consacrée au Maroc par les autorités culturelles du pays ou la mairie de Marrakech afin de rendre hommage à cet artiste émérite et réparer cette faute de négligence.Voici chronologiquement ce que des personnalités de renom ont dit à son sujet:

-En 1934 JEAN-GABRIEL DOMERGUE (Président du Jury du Prix de peinture à la Station de Radio Côte D'Azur Nice Juan-Les-Pins) au jeune HUBERT CLERISSI, 11 ans, 1er PRIX:«Bravo à ce jeune talent, qui nous a montré une œuvre de facture bien originale, traitée par lui-même sans l'aide de personne.»
-En 1947 WAKEFIELD MORI (ancien Conservateur du Musée National des Beaux-Arts de Monaco):«Dans les toiles d'HUBERT CLERISSI, la couleur frétille comme les œuvres du Maître vénitien, Francesco Guardi».
-En 1948 GASTON BERNHEIM de VILLERS (Collectionneur et marchand d'Art):«C'est un nouveau talent que je découvre et que j'accroche dès aujourd'hui dans ma collection personnelle».
-En 1950 MAURICE UTRILLO:(alors Président du Jury du Salon Monégasque, dans lequel le 1er Prix a été attribué au tableau "Café de Paris"):«Une peinture qui sort des sentiers battus ! J'ai tenu absolument à ce que l'on donne à ce "Café de Paris", le premier prix. Je souhaite à CLERISSI qu'il devienne un grand peintre».
-En 1955 JEAN DRAGON (critique d'Art): «HUBERT CLERISSI dessine avec une extraordinaire sûreté. Il est aquarelliste d'instinct, par sa prestesse, ses frais accords de couleurs et son sens de la composition. Elles vaudront certainement demain à ce paysagiste harmonieux, une grande réputation.»
-En 1956 MARCEL PAGNOL de L'ACADEMIE FRANCAISE:«Cet artiste s'est attaché à tous les moyens de locomotions, tant et si bien que si l'on nommait un gouvernement de peintres, CLERISSI deviendrait sans doute Ministre des Transports.»
-MARCEL PAGNOL disait aussi: "Ce sont des aquarelles d'homme"
-En 1937 FLORENT FELS (critique d'Art):«HUBERT CLERISSI objective les images du réel avec une largeur d'expression, une liberté d'invention et une aisance technique qui ne serait pas indignes de bien des maîtres renommés.»
-En 1959 JACQUES DORSAY (critique d'Art à la Galerie Bernheim Jeune, Paris):«CLERISSI éclaire le Faubourg St Honoré de la lumière de la Côte d'Azur ; son œuvre forte et personnelle est en train de s'imposer à Paris.»
-En 1960 RENE DOMERGUE (critique d'Art à la Galerie Bernheim Jeune, Paris):«HUBERT CLERISSI est un reporter-peintre pour lequel les spectacles de la rue ont mille attraits qu'il nous fait goûter d'un pinceau alerte dans une gamme de couleurs aux nuances les plus variées. Représenter Monaco sans faire une carte postale et peindre "vrai", c'est le tour de force qu'a réussi ce jeune peintre.»
-En 1964 S.A.S. LE PRINCE RAINIER III de MONACO:«Ayant suivi Monsieur Clerissi depuis ses débuts, j'éprouve une grande joie à le voir s'affirmer dans son talent, en véritable artiste, préoccupé de rendre dans chacune de ses œuvres la vérité et la beauté.»
-En 1975 JACQUES DUBOIS (critique d'art à la Galerie Laborde, Paris):«CLERISSI porte dans son cœur la nostalgie des années folles. D'autres que lui se sont inspirés de cette page de l'histoire contemporaine. Le résultat en fut souvent une peinture à la manière de Van Dongen ou de Touchargues. Le mérite de CLERISSI est de ressusciter le passé au moyen d'un langage moderne, personnel et ne devant qu'à lui-même».

DARDACHA-11-Tandems de cinéma






DARDACHA-11-Tandems de cinéma
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-Bouzghiba: Parlez-nous des tandems de cinéma?


-Razak: Un tandem est un attelage à deux. Les tandems qui roulent bien nécessitent une mécanique bien huilée et une efficacité dans le choix des itinéraires à emprunter. Ceux qui ont fait carrière dans le cinéma ont eu des fortunes diverses. On doit leur longévité, plus à l’entente cordiale, qu’aux calculs pernicieux. Certains n’ont pu être séparés que par la mort. D’autres ont vu leur destin prendre des directions opposées, à cause d’un petit malentendu qu’un peu de sagesse aurait pu éviter. Ainsi, le premier tandem à citer dans ce petit exposé est un tandem familial: les frères Lumières: Louis Lumière et Jean Lumière. Ces deux inventeurs français créèrent la première usine française pour la fabrication du matériel photographique et organisèrent l’une des toutes premières projections publiques et payantes du cinématographe. Outre-atlantique, leur émule Edison, qui ne cessait de revendiquer la paternité du système, avait acquis, à son tour, le brevet d’un projecteur pour les films du kinétoscope et lance le vitascope. Il avait lui aussi fait tandem avec un autre inventeur moins connu que lui: Thomas Arma. Les Lumières étaient pour le septième art, ce qu’étaient Pierre et Marie Curie pour la chimie et les Grimm pour la littérature enfantine. Un autre tandem d’origine européenne a fait parler de lui de manière élogieuse, il s’agit de Sergio Leone et Ennio Morricone. Ces deux diables d’hommes ont marqué le cinéma universel, avec un genre de western spectaculaire, baigné dans une musique sibylline. Les deux hommes se complétaient parce qu’ils avaient beaucoup d’affinités en commun. Ennio Morricone étudia l'harmonie et la trompette dans un conservatoire de musique. C'est son ami d'enfance Sergio Leone qui lui donne l'occasion, en 1964, de se faire un nom parmi les compositeurs de musiques de film les plus réputés de la planète. Ainsi les films « Pour une poignée de dollars», «Et pour quelques dollars de plus» et «Le bon, la brute le truand» sont devenus des classiques. Ils sont le fruit de cette collaboration fructueuse.Laurel (Stan) et Hardy (Olivier), le duo comique anglo-américain qui avait ému des millions de cinéphiles et de téléspectateurs connut une fin de carrière tragique. Le premier acteur de taille fine passait pour l'incorrigible maladroit du cinéma, le second, obèse payait les œufs cassés. Le tandem marchait comme sur des roulettes. Et pour ne pas le laisser se briser, les deux partenaires avaient choisi de ne pas se fréquenter en dehors des plateaux. Apparemment, il n’y a jamais eu de discorde entre eux, même si, à l’écran ils jouaient aux frères ennemis. Malheureusement, Hollywood leur a joué un vilain tour. Les clauses du contrat initial n’ont pas été révisées pour rehausser leur salaire. En 1957, Hardy décède dans la misère. Quand à Laurel il fut récompensé par un "Oscar spécial" avant de rejoindre son compagnon de route, dans l’au-delà.Les jeunes générations qui n’ont pas encore vu les films de ce duo humoristique, auront, grâce au zapping, l’occasion d’apprécier leur talent soit en analogique ou numérique. Pourvu que l’on se fixe, via le décodeur, sur la longueur d’onde appropriée. Au lieu de ces sitcoms débiles, (sitcoms de mangeaille aimerions-nous dire) qu’à l’accoutumée, les chaînes arabophones présentent au mois de Ramadan, une rétrospective de ces célèbres comiques (Laurel et Hardy, Charlie Chaplin, Mark Sennett …) intercalée des meilleurs sketchs locaux aurait fait l’affaire. Cela permettrait de mesurer le talent des uns et des autres et de faire de la télévision un outil de progrès, non pas une drogue abêtissante. Les "best of Laurel and Hardy" restent: "Au Far-West", "Livreurs, sachez livrer!", " Les Compagnons de la nouba", "Têtes de pioche", "Les conscrits", " Drôles de locataires" ...Revenons en Hexagone, l’allusion en vaut le rappel. Au casting, deux acteurs connus sous le nom de Jean Paul Belmondo et Alain Delon ont failli réussir leur tandem à l’époque où le cinéma français était apprécié par de nombreux cinéphiles. Mais le destin en a décidé autrement. Le succès de "Borsalino" augurait d’une belle relance. Mais ce n’était qu’un mirage. Faisons remarquer que les acteurs chevronnés tels Lino Ventura, Jean Gabin, Gérard Philipe, Louis Jouvet, Raimu, Michel Constantin et Jean-Louis Trintignant pouvaient facilement faire tandem entre eux, mais les scénaristes les préféraient évoluer plus en solo qu’en duo dans des fictions de moins en moins attrayantes.Roger Moore et Tony Curtis ont essayé de faire tandem dans une série qui passait très bien: "Amicalement votre", mais leur itinéraire bifurqua aussitôt le tournage terminé. L’un sera sollicité pour endosser le costume de James Bond (Vivre et laisser mourir, L’homme au pistolet d’or …), l’autre se contentera d’apparitions occasionnelles. En 1969, Robert Baker réfléchissait à un télé-feuilleton où il mettrait en opposition deux personnages fondamentalement différents, mais unis par une solide connivence. Ce fut Amicalement votre. Acculés à jouer aux détectives malgré eux, les deux personnages sont décrits comme une complémentarité dans l’adversité caractérielle. Laissons le juge Fulton, qui est aussi un des personnages clefs de cette série, décrire ce tandem en ces termes: «Le premier est un sang-bleu issu d’une grande famille, Lord Brett Sinclair …l’autre est plutôt différent, un arriviste, Danny Wilde ...L’un sans l’autre, ils n’ont aucun intérêt pour moi. Ils ont tous les deux une certaine valeur, mais additionnés, comme en chimie…Prenez deux produits relativement peu dangereux, disons du nitrate et de la glycérine. Mêlez ces deux produits et vous allez obtenir une combinaison explosive!»
Le scénario, rappelons-le, est de la plume de Brian Clemens.Vers la fin des années vingt du siècle dernier, Salvador Dali, le peintre surréaliste a fait tandem avec Luis Buñuel et le résultat fut un des plus ahurissants. Le duo a donné à voir deux films d’une écriture cinématographique inédite: "Un chien andalou" et " L'Age d'or". Mais le succès a transformé les deux partenaires en coriaces adversaires, chacun minimisant l’apport de l’autre. C’était du cinéma surréaliste avec des images syncopées, violentes et des allusions iconographiques d’un autre monde. Sur la pellicule de cellophane, comme sur ses toiles, Dali a su imprimer sa griffe. La réalité est transcendée, pour devenir un succédané de clichés oniriques où le cauchemar pouvait s’immiscer sans demander l’autorisation. Les acolytes y trouvaient matière de jouissance intellectuelle et libidinale. Les deux courts-métrages font sensation. Mais le tandem se brise, car le deuxième film sortira sans le nom du peintre au générique. Dommage, pour le cinéma d’auteur. La cause est si futile que les cinéphiles devraient les plaindre. Dans la brochure de présentation du film, Salvador Dalí écrivait: «Mon idée générale en écrivant avec Buñuel le scénario de L’Âge d’or a été de présenter la ligne droite et pure de “conduite” d’un être qui poursuit l’amour à travers les ignobles idéaux humanitaire, patriotique et autres misérables mécanismes de la réalité.»Mais Buñuel fut vexé. Il dut rompre avec l’un des amis les plus créatifs. «À ce moment-là, Dalí et moi avons mis un terme à notre amitié. Cela s’est passé précisément trois jours après le début de notre collaboration”, confiera-il.Côté triller, l’australien Mel Gibson et l’américain Danny Glover ont eux aussi fait tandem dans "L’arme fatal". Vu le succès commercial remporté par le premier film, on récidive avec plusieurs autres productions portant le même titre. La réalisation est signée Richard Donner. Les deux coéquipiers (black and white) ont dû beaucoup souffrir dans le film, car leur mission n’était pas de tout repos. Rien à voir avec les flics bon chic bon genre de Miami. Le cinéma indien a lui aussi ses tandems. Amitabh Bachchan et Shahrukh Khan en est un des plus populaires du sous-continent asiatique. Les deux méga-stars hindous ont partagé l’affiche dans plusieurs films dont "Mohabbatein" et "Kabhi Khushi Kabhie Gham".Que peut–on conclure de cette étude, que nous aurions aimé présenter sous forme de film documentaire si les moyens de production étaient disponibles?Primo: la catégorisation fonctionnelle qui facilite outre mesure la classification est fondamentale pour l’approche. Ainsi, poussée à l’extrême, l’analyse nous permet d’identifier deux catégories distinctes: des tandems d’initiation et de conception (comme les frères Lumières, Leone- Morricone …) et des tandems d’exécution (on y retrouve tous les comédiens précités) ainsi que deux colorations caractérielles sous-jacentes: des attelages consensuels et oppositionnels. Laurel et Hardy est un tandem oppositionnel d’exécution tandis que Dali et Buñuel formaient un tandem consensuel d’initiation avant de s’écarteler.Secundo: L’absence quasi symptomatique de tandems de cinéma exclusivement féminins. Certes on a vu Uma Thurman faire tandem avec Meryl Streep, mais c’était fugace. Peut-être que dans les années à venir, on pourrait en voir de plus pétillants et plus solides. Tandis que les tandems homme-femme sont innombrables. L’attirance sentimentale en est le ciment. Mais la plupart d’entre eux est de type exécutionnel. Songez à tous les couples célèbres qui ont partagé de manière répétitive, l’affiche dans des chef-d’oeuvres cinématographiques.Tercio: La présente étude peut être étendue à tous les autres arts sans exception. En musique et poésie par exemple, nous aurons une panoplie d’attelages réussis tels que Joan Baez-Bob Dylan , Simon et Grinfuncul, Oum Kalthoum-Ahmed Rami (le poète écrira à la diva égyptienne plus de 130 kasida), Fouad Najm-Cheikh Imam, Fayrouz-Rahbani, Marcel Khalifa-Mahmoud Darwish, Léo ferré-Aragon. Côté terroir populaire, les duos Karziz et Mahrach, Kachbal et Zeroual sont des tandems d’un genre spécial. Ils mettent des gags dans de la musique folklorique. Le ballet a aussi ses tandems qui font vibrer la foule comme le russe Rudolf Noureïev qui fut souvent associé à Margot Fonteyn, la danseuse étoile britannique, qui reçut en 1979 le titre de " Prima Ballerina Assoluta". (Première Ballerine Absolue).La littérature regorge de personnages fonctionnant en tandems avec les connotations sus-indiquées: Don Juan et Sganarelle, Don quichotte et Sancho Pansa, Jean Val Jean et Javer … Côté auteurs, le duo Sartre et Simone de Beauvoir fut un des plus influents du siècle dernier. Le théâtre universel en offre une multitude. Dans En attendant Godot les deux protagonistes Pozzo et Lucky forment un tandem fantastique dans l’adversité intellectuelle la plus absurde. Bziz et Baz, l’un des plus célèbres tandems de l’humour caustique, a passé lui aussi du tandem consensuel à l’oppositionnel, avant de se disloquer. L’un n’a pas de problème avec les médias audiovisuels officiels, l’autre est proscrit depuis plus d’une décennie pour des raisons inexplicables.Quand un tandem fonctionne à merveille, le répertoire s’enrichit et les belles choses passent directement en postérité. Mais quand sa mécanique tombe en panne, c’est le sauve qui peut qui prédomine. Dans ce cas, l’histoire de l’art n’en retient que les débris de casse et les dégâts difformes. Elle s’appauvrit ou plutôt elle s’enrichit de banalités, vides de sens. Avez-vous pensé aux belles œuvres qui pourraient être cosignées par Dali et Bunuel, Fouad Najm et Cheikh imam, si l’adversité ne les avait pas séparés à jamais?-B: En tant qu'artiste pouvez-vous faire tandem avec un autre?-R: Un proverbe marocain dit: Si deux individus donnent l’air de s’entendre c’est que l’un supporte les conneries de l’autre. Aujourd’hui, il est très difficile de faire tandem avec qui ce soit. On n’a confiance en personne. Même votre frère pourrait, par jalousie, saboter votre entreprise, si vous ne vous pliez pas à ses exigences. On ne peut faire tandem qu'avec le vrai créateur dont on est sûr qu'il ne volera pas vos idées, et pas avec un "dégueulassepeople" inculte et arnaqueur qui, par flicaille, vous poignarde dans le dos. J'en ai vu au Maroc de plus crapuleux et perfides.

-B: C'est quoi un "dégueulassepeople"?

-R: C'est un sale type tout court. Il n'est pas question d'hygiène physique mais d'hygiène mentale, c'est à dire de comportement. Car contrairement à ces types peu recommandables, un clochard pourrait avoir une attitude beaucoup plus noble.


samedi 17 février 2007

DARDACHA-10-Escher ou la racine carée de moins un de l'estampe


DARDACHA-10-Escher ou la racine carrée de moins un de l’estampe
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-Bouzghiba: L’œuvre du graveur hollandais Escher vous subjugue. Parlez-nous de vos Escheritudes?
-Razak: Pour naviguer dans la galaxie escherienne, il faudrait avoir les préalables de l’eschernaute averti, c’est à dire: un peu d’histoire mauresque (islamisation de la péninsule ibérique), quelques théorèmes de mathématiques, relatifs aux espaces curvilignes et euclidiens (translation, rotation, isométrie, symétrie, rotation, homothétie…) et puis une parfaite connaissance des différentes techniques de l’estampe (xylographie, lithographie, chalcographie…). En négligeant, ne serait-ce qu’un de ces accessoires d’exploration, le triptyque Escher, que l’on tenterait de visualiser, serait boiteux. Chronologiquement, l’étude de son œuvre que j’ai appelée Escheritude est venue après les activités de vulgarisation du surréalisme, renforcée par deux années de picassologie.

-Bouzghiba: Vous avez dit que vous connaissiez l’œuvre avant l’ouvrier?
-Razak: Je me rappelle avoir vu, dans plusieurs revues culturelles, des reproductions offset de sa célèbre gravure représentant deux mains jumelles, dessinant l’une l’autre, et de son osmotique pavage, dans lequel les jeux de contrastes, métamorphosent des poisons en oiseaux et vice-versa. Quand au «visage épluché» qu’il appela Ecorce, il emplissait ma petite cervelle de mystères et d’un onirisme étrange. Une autre image, m’ayant tout particulièrement frappé, représente une construction à plusieurs niveaux, soutenus par des colonnades. Ce qui m’intriguait, c’était d’abord l’enchevêtrement paradoxal des colonnades, ensuite l’écoulement hydraulique sans fin: l’eau se jetant sur une turbine placée en bas, remonte par des petits canaux orthogonaux, dessinés en perspective. Mes sens de perception en étaient déroutés et égarés. Je ne connaissais pas encore le génial créateur qui avait conçu cette construction impossible à bâtir. Le plus souvent on ne mentionnait pas le nom de l’auteur de ces images fantastiques, qui me rappelaient par leur aspect ludique, d’autres que j’avais vues dans un livre anglais de béhavioristes, et qui présentaient la même ambiguïté de lecture. Ce n’était que plus tard que j’avais su qu’elles portaient l’estampille de M.C. Escher. Le graveur néerlandais s’est servi des astuces de la perspective et de la relativité de la notion d’échelle, pour créer des illusions d’optique. Visuellement, cela semblait tangible, mais il était très difficile, voire quasiment impossible, d’en concrétiser l’édification avec du ciment et du mortier. Les monographies sur cet autre illusionniste étaient introuvables dans les librairies de Rabat, à l’époque où son œuvre m’avait interpellé. La précision du trait et l’assurance avec laquelle il gravait ses objets, m’avaient stupéfié. Ma soif de le connaître davantage sera bientôt étanchée, grâce à un concours de circonstances, le moins qu’on puisse dire hasardeuses.
En effet, en 1989, j’eus l’occasion d’en savoir plus grâce à un livre d’art qui m’avait été donné (ainsi que deux autres monographies: l’une sur Van Gogh et l’autre sur Mondrian) par l’Ambassadeur du Nederland. Cela est venu juste après la clôture de l’évènement artistique international «Art en Direct» que la capitale avait accueilli pour la première fois. Pour commémorer son avènement, j’avais peint une toile thématique (une peinture à l’huile). Cette toile plut à l’ambassadeur. Il voulut l’acheter. Mais comme un des co-initiateurs de cette manifestation transculturelle, (un canadien dénommé Richard) m’avait expliqué que le soutien de l’ambassade des Pays-Bas était déterminant, alors j’avaisi offert cette toile penditive qu’on peut fixer au mur sans l’aide d’un cadre.
-Bouzghiba: Pourquoi il n’y a pas eu de suite à cet événement?
-Razak: Les artistes qui y ont participés ne se sont plus revus pour discuter d’un bis. Le canadien et le hollandais qui avaient insufflé l’idée ont disparu des parages. Pilot eut une fin tragique. Certains peintres comme Bouhmadi ont émigré vers l’étranger, d’autres ont changé de métier ou ne font plus parler d’eux .
-Bouzghiba: Rappelez-nous les principes du happening «Art en Direct» dont la toile commémorative a été retenue par l’ambassade des Pays-Bas?
-Razak: Cela consiste à peindre devant le public, dans une ambiance musicale. La manifestation était dédiée au dialogue interculturel et à la Paix entre les peuples. Une bonne vingtaine d’artistes issus des cinq nations (le Maroc, la France, la Hollande, le Canada, et l’Irak.) prit part au premier Art en Direct. Le défunt Albert Pilot, peintre normand qui vivait au Maroc depuis plusieurs décennies, y figurait en tant que doyen. Il était aussi coorganisateur de cet événement d’envergure puisqu’il contribua efficacement à sa réussite, en apportant sa logistique (chevalets, accessoires…).

-Bouzghiba: Revenons à Escher, et à la toile logographique?
-Razak: Pour enrichir le contenu de ce tableau commémoratif, je m’étais inspiré des motifs de décorations ancestrales notamment ceux utilisés par les Maures (rosaces à plusieurs branches) avec un effort de géométrisation personnelle notamment pour dessiner des polygones étoilés afin de symboliser la pléiade d’artistes ainsi réunie. En feuilletant le livre (Le Monde de M.C. Escher, Ed. Chêne) qui m’a été remis après l’événement, j’avais remarqué, non sans satisfaction, que ce graveur émérite avait goûté, avant que je sois né, au même breuvage: les pavages mauresques. Depuis cet événement, Escher est devenu pour moi la référence en matière d’estampe, il a complété ce que Durer et Rembrandt avaient légué à la postérité.
-Bouzghiba: Mais qui est Escher?
-Razak: Il s’appelle Maurits Cornelis Escher (Mauk pour les intimes) est né le 17 juin 1898 à Leeuwarden, en Frise (Pays-Bas). Son père G.A. Escher est hydraulicien. Escher apprend la technique de la gravure sur linoléum, avec l’aide de son professeur du lycée d’Arnhem, Van Der Haagen. En 1919, il entre dans l’ancienne Ecole d’Architecture et des Arts Décoratifs de Harlem. L’architecture ne l’intéresse pas, il se dirige vers les arts décoratifs. Ce choix est encouragé par son formateur, l’artiste Samuel Jessurun De Mesquita. Grâce à ce dernier, le jeune Escher trouva enfin sa voie même si elle était pleine d’embûches. L’art de la gravure exige beaucoup de maîtrise et de dextérité. Il s’y investit à fond. Devenu mature, il part en Italie en 1922, accompagné par deux amis. Le pays de Leonard de Vinci, berceau de la Renaissance, l’attire, et c’est là qu’il rencontre Jetta Umiker dans une pension où il avait fait escale. Il se marie avec elle en 1924 et s’installe à Rome. Mais avec la montée du fascisme, le démon mussolinien le hante. Il quitte l’Italie en 1935 pour aller en Suisse (Château-Oex ) .Il ne s’y plait pas. Il déménage en 1937 à Uccle (Belgique). En 1941, il retourne au pays natal, d’abord à Baarn, ensuite à Laren où il se fixe définitivement. Il mourut le 27 mars 1971, peu de temps après avoir réalisé le chef-d’œuvre lino-gravé intitulé «Serpents». Il a donné un grand nombre de conférences dans les grandes écoles et instituts scientifiques d’Europe. L’on note qu’il est devenu satrape en faisant partie du collège de pataphysique. Sa première lithographie s’appelle Goriano Sicoli et sa première exposition eut lieu à Sienne.
Les historiens et commentateurs de l’art ont divisé son cheminement de graveur en deux segments. L’année 1937 constituerait une année charnière. Après cette date, l’on assiste à une nette démarcation par rapport à ce qu’il avait l’habitude de graver. Dans ses voyages d’études au sud de l’Italie, c’était la réalité visible qui l’intéressait et il parvenait à de remarquables synthèses graphiques. Il frôla le surréalisme. Il serait même devenu le Salvador Dali de l’estampe s’il avait persisté dans cette voie expressive où l’humour et la fantaisie se disputent la planimétrie de la pierre ou la planche à graver. Des œuvres remarquables comme: «Nature morte et une rue» (où la rue se prolonge à l’intérieur de la chambre de l’artiste et où des bouquins prennent la dimension d’un conglomérat de maisons) pourraient être affiliées à ce mouvement initié par le poète et écrivain français André Breton. Mais le surréalisme ne l’intéressait pas. D’ailleurs un artiste qui travaillait constamment avec une équerre, un compas et un burin ne pouvait pas avoir l’automatisme d’un Max Ernest ou d’un Joan Miro et encore moins le lyrisme d’un Magritte. Dès qu’il visita l’Alhambra de Grenade et la Mosquée de Cordoue, Escher en devient un autre. Les vestiges de l’ère musulmane (patios, mihrab, mosaïques, azulejos, carrelages, faïences ...) le fascinèrent. Ils lui ouvrirent des perspectives inédites en éveillant son imagination. Il copiait dans ses carnets les motifs qui lui paraissaient d’une certaine utilité pour ses futures estampes. L’usage du double emploi des contours devient si fréquent et si subtile. Le motif décoratif devient unité séquentielle à connotation plus narrative que décorative. Or, comme le cyclique renvoie inéluctablement au cosmique (rotation de la terre autour du soleil et de la lune autour de la terre) les configurations cycliques, sorties des sillons du burin de M.C. Escher, deviennent une sorte de tissage à trame ouverte sur l’infinitude. Elles sont le fruit d’un minutieux travail d’ordonnancement spatial. L’art islamique avec ses arabesques (mounamnamate) et ses ornementations réalisées avec du calcul mental avait aiguisé son regard:
-Bouzghiba: Escher n’est pas de ces ingrats qui oublient leurs bienfaiteurs?
-Razak: En effet, il suffit de lire son autobiographie pour mieux apprécier les qualités humaines de ce graveur: «C'est la source d'inspiration la plus riche que j'aie jamais connue et elle ne s'est jamais tarie, affirmait-il. Les dessins de symétrie montrent comment une surface peut être divisée et remplie par des figures de formes similaires, contiguës les unes aux autres, sans laisser d'espaces blancs. Les Maures étaient passés maîtres dans cet art. Ils décoraient les murs et les sols, en particulier à l'Alhambra de Grenade, de pièces de majolique congruentes et de différentes couleurs sans espaces libres. Quel dommage que l'Islam ne leur ait pas permis de faire des dessins figuratifs. Ils se sont limités aux figures géométriques abstraites. (...) Cette restriction m'est d'autant plus difficile à accepter que la représentation figurative des composantes de mes propres dessins a toujours été la raison de mon intérêt inépuisable dans ce domaine.»
-Bouzghiba: Escher, autrefois élève cancre en mathématique, on raconte qu’il dut doubler par deux fois une année scolaire et échoua même au baccalauréat comme Albert Einstein, le père de la Relativité, mais le revoilà qui devient l’idole des mathématiciens et des physiciens du monde. Une ascension extraordinaire, ne trouvez-vous pas ?
-Razak: Les chimistes qui ont développé les recherches de polymérisation trouvent une éclatante illustration graphique de leurs théories dans l’œuvre protéiforme d’Escher. Les cristallographes et les chercheurs en minéralogie microscopique, ne juraient que par notre Doctoris Honoris Causae M.C. Escher. Il en serait de même pour les généticiens que ce soit ceux d’avant ou après Doly. Si ces ingénieurs de l’infiniment petit parlent de «bébés-éprouvette» Escher avait la latitude de parler de «pavages d’équerre» et de «clones polyédriques». Avec ses tesselations multidirectionnelles, la gravure devient champ foisonnant de mystères. On dirait que l’artiste cherchait la racine carrée de moins un de l’estampe. Son monde est fait de polygones (pentagone, losange, triangle, hexagone, rectangle…), de polyèdres (octaèdre, tétraèdres, dodécaèdre …) et de constructions énigmatiques ayant leur propre logique. Compte tenu de leur degré de rationalisation, l’on ne peut que conseiller les étudiants universitaires de la branche scientifique (cycles: MP, BG et Architecture) de mettre un peu d’Escher dans leur cursus, car avec ce graveur d’œuvres algébriques, on sent l’ingéniosité sortir des pores. Escher a employé tous les types de perspective (cavalière, cylindrique, sphérique…) et a exploité à fond toutes les possibilités offertes par les 17 modes de pavages périodiques inventés par les Arabes et qui laissent le motif invariant quelque soit le schéma de progression choisi, dans un but d’en faire des curiosités visuelles qui défient le regard.
-Bouzghiba: Un biographe avait écrit sur lui cette phrase: «Quand on examine la teneur de ses estampes l’on croirait qu’un extraterrestre avait réalisé ces gravures»

-Razak: Mais Escher semblait d’un tempérament insatiable et inaltérable. N’a-t-il pas dit: «Tout cela n’est rien comparé à ce que je vois dans ma tête» ?

-Bouzghiba: Que voyait-il d’infigurable et d’insolite: des pavages d’ombres en 3D ou des bulles d’air coagulées? Des sons solidifiés en cristaux ou l’autre bout de l’univers? Des enregistrements acoustiques du bruit des pas d’une fourmi où des brochettes de beurre in-liquéfiable sous 100 degrés Celsius?
-Razak: L’esprit humain est tellement vaste
Bouzghiba: Mais malgré la finesse de son travail, sa richesse culturelle et la sensibilité exacerbée dont il faisait montre, Escher n’aimait pas qu’on l’appelle artiste?
-Razak: Il a fait des déclarations étonnantes comme celle–ci: «Peut-être que d’autres artistes arrivent à apprécier mon œuvre, quant à moi, je n’y arrive pas, dans la plupart des cas, à apprécier le leur. D’ailleurs, la notion «artiste» ne s’applique tout simplement pas à moi.»
-Bouzghiba: Que lui dirais-vous s’il avait dit cette chose devant vous?
-Razak: Non! Monsieur Escher, au risque de vous contrarier, je dirais que vous êtes un véritable artiste et l’un des plus doués de votre génération. Permettez-moi de vous donner la preuve de ce que je dis: tous les peintres de renom ont été plagiés. Ils ont trouvé facilement le faussaire et le copiste pour reproduire, à satiété, leur œuvre. Quand à vous monsieur Escher, il faudrait être Escher pour le faire. Que les as de l’estampe, qui veulent infirmer cette véridique assertion, nous montrent de quoi ils sont capables. Qu’ils nous reproduisent par exemple la xylographie «Serpents» s’ils en ont la dextérité. Certes, avec les progrès de l’informatique, on peut avec l’aide de logiciels (Autocad, Isocad…) en visualiser la configuration spatiale, mais ce sera du techno-art assisté par ordinateur. Or, le charme des estampes de M.C. Escher réside dans la main qui les a façonnées et le flux sanguin qui l’animait. C’est pour cela qu’elles ont de la valeur. Elles sont originales et difficile à imiter. En tant que peintre j’ai essayé de reproduire la célèbre gravure des lézards sur le mur de ma chambre, j’ai trouvé que les lignes commençaient à se lézarder. J’e n’en avais terminé l’esquisse qu’après avoir sué abondamment.
-Bouzghiba: Qui préférez-vous, Escher le «spatialiste» de la gravure, le prestidigitateur ou le poseur d’énigmes graphiques?
-Razak: Je préfère Escher le créateur. Entre le concave et le convexe, ses pérégrinations l’ont emmené aux confins de l’ambivalent et du paradoxal. Il en a résulté une vertigineuse collection d’œuvres d’une beauté radicale. Son habileté a réussi, dans un brassage exemplaire, la fécondation de la géométrie abstraite des Arabes et le pragmatisme des Hollandais. Ainsi, en introduisant des entités descriptives dans les pavages mauresques, sa «Reconquista», résultant d’un ardent déchiffrage numérique, devient par extrapolation un art qui aspire à l’intemporel. Rien à voir avec la «Reconquista» du 2 janvier 1492 qui a été marquée, comme chacun sait, par la reddition de Abou Abdillah (Boabdil) le dernier roi maure et par la remise des clefs de Grenade (Gharnata) à Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille.