samedi 9 juin 2012

La 3e partie de la Dardacha sur la cotation artistique censurée


Voulant participer au débat entamé par le journal l’Opinion sur les salles de ventes aux enchères au Maroc nous avons proposé nos Dardacha-chatt sans nulle intention de nuire à quiconque. Ces entretiens sur des thèmes précis ont été  publiés dans le blog. Celle que l’on a consacrée à la cotation artistique est la 17e. Elle date de 2007. Si l’on note une certaine audace d’en publier les deux premières parties (voir coupons de presse)  l’on est en droit de nous demander pourquoi la dernière partie a été censurée par le journal. Sur ce, et afin de ne pas priver les lecteurs de la totalité de ces entretiens instructifs, nous remettons on-line  l’interview dans son intégralité. 

DARDACHA- N°17 : La cotation artistique en question
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CHAT ENTRE LE PERSONNAGE BOUZGHIBA ET SON GENITEUR
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-Bouzghiba: Est-on assez mûr pour parler de cotation artistique au Maroc?
-Razak: Il est prématuré d’en parler puisque officiellement le statut de l’artiste marocain n’est pas encore entré en vigueur et le milieu est gangrené par le plagiat, la corruption et le népotisme. Il faudrait d’abord assainir et purifier les connexions, sinon on risque de fausser les valeurs d’un marché qui n’est qu’à l’état embryonnaire. Pour l’asseoir sur des bases solides, il faudrait éloigner les intrus. L’iconographie marocaine n’est pas très ancienne. La colonisation du pays a été accompagnée, par l’entrée en scène des orientalistes, dont certains sont venus au pays pour étudier les mœurs de la société marocaine, afin d’en faciliter la domination. D’autres ont choisi le Maroc par admiration et ils y sont restés jusqu’à leur mort.
-B: Que reprochez-vous à ces spéculateurs?
-R: Il faut faire la part des choses. Ce que je crains, c’est la marchandisation à outrance qui ferait élever le pécuniaire au détriment de l’historiographique. L’appréciation de cette iconographie hétérogène est souvent marquée du sceau du subjectif. Ceux qui ont côtoyé le peintre défunt Jilali Ghrabaoui savent qu’il n’a laissé que quelques dizaines de tableaux. Mais si l’on compte aujourd’hui les vrais faux Gharbaoui détenus par des particuliers, l’on se rendra compte que le chiffre se dilate pour atteindre le millier. Comment va-t-on séparer l’ivraie du bon grain? Gharbaoui avait l’habitude de donner des titres à ses tableaux. Vous voulez piéger ceux et celles qui possèdent des tableaux de ce peintre mort dans la misère, alors demandez-leur le nom de ce qu’ils ont comme peinture. A Drouot ou à Sotheby’s on ne présente pas aux enchères des œuvres avec de telles lacunes historiographiques.
-B: Que feriez-vous si vous étiez commissaire-priseur?
-R: Où çà, à Sotheby’s ou Dar el Bacha?
-B: Dans l’une des salles de ventes casablancaises?
-R: Il faudrait redoubler de vigilance. Pour les peintres de la jeune génération, il faudrait privilégier les gens cultivés qui savent ce qu’ils font. Les «cartepostalistes» et les naïfs doivent faire preuve d’émancipation. La contemporanéité exige de la transcendance et de la perspicacité. Elle a horreur de l’immobilisme. Il n’y a qu’à contempler l’œuvre monumentale de Picasso. L’homme ne s’est jamais contenté d’un seul style de peinture. Il en a créé toute une foultitude.
-B: Vous sortez le nom d’un autre pionnier de l’art marocain qui est de confession juive, est-ce pour cela qu’on a empêché la parution de votre point de vue?
-R: L’apport de Raphaël Kohen a toujours été négligé, parce qu’il était un peintre figuratif. Aux années 60 du siècle dernier, la vague des «abstraitistes», plus ou moins intellectualisés, a laissé des traces, pour ne pas dire séquelles. L’art semblait marcher avec les pas d’un unijambiste. Les conservateurs voulaient diaboliser le dessin, mais ils oubliaient que tous les chauffeurs ayant un permis de conduire ont appris le code de route grâce au dessin. Aussi la seringue que l’infirmière utilise dans ses injections intramusculaires ou veineuses est la matérialisation d’un dessin. L’avion qui les transporte pour le  pèlerinage est la concrétisation d’un dessin coté.
-B: Coté, cotation, vous voulez me briser les côtes et me mettre Ko?
-R: Un dessin coté est un dessin où l’on indique les dimensions. Dans le dessin industriel, il n’y a pas de place pour la fantaisie. La moindre erreur de calcul peut se répercuter sur la pièce à usiner. Dans le dessin d’art il y a plus de liberté.
-B: Croyez-vous que les radicaux de l’orthodoxie «anti-art» peuvent vivre sans les produits dérivés du dessin?
-R: Il est impossible, à moins que l’on revienne à l’âge de la pierre taillée, c'est-à-dire moudre le grain avec le «Rhâ», qui est une meule traditionnelle actionnée manuellement, ne pas porter des vêtements cousus à la machine, ne pas boire l’eau du robinet, car il y a un tas d’appareils mécaniques et d’ouvrages de traitement qui l’ont produite et puis qui sont la suite logique d’un dessin. Le robinet lui-même est-il sorti du néant? Ils ne doivent pas utiliser de fourchette, de cuillères, de cocotte-minute, de bonbonnes de gaz, car les premiers prototypes de ces ustensiles sont accompagnés de dessins. Les brevets d’invention en font état.
-B: Au Maroc, les premières expositions d’art plastiques ont été encouragées par les colons, mais l’on manque toujours de musée des Beaux-arts?
-R: Jean Baldoui, qui y avait pensé prématurément, a pu rassembler un certain nombre de tableaux des anciens coloristes. Malheureusement, après sa mort, on jeta à la poubelle toute cette collection. Le photographe Bouâmri qui travaillait au ministère des affaires culturelles a pu en conserver quelques uns. La cotation artistique aurait dû prendre son envol naturel, si on avait suivi le chemin qu’avaient pris l’architecte Packard qui introduisit les œuvres d’art au parlement, Madame de Brodskis qui forma les tous premiers peintres non naïfs tel Kacimi et Azéma qui avait initié Ben Allal et puis Gaston Mantel qui faisait partie de l’école du Manoir. Ces peintres décédés avaient bien animé la scène picturale de l’époque. La cotation aurait commencé par ces artistes qui étaient conscients de la chose. Les Marocains se sont réveillés tardivement sur le phénomène des ventes aux enchères d’œuvres d’art. L’on s’étonne aujourd’hui que des profanes veuillent qu’on les prenne pour des collectionneurs et des connaisseurs d’art. Nous savons qu’il y a beaucoup de déchets parmi les objets rassemblés.
-B: L’on remarque que le ministère de la culture fait profil bas, quand on évoque la cotation. Quelles en sont les raisons d’après-vous ?
-R: «Fakidou Achayeî Layouâtih». A traduire par ceci: celui qui perd un objet ne doit pas dire qu’il l’a donné. Le statut de l’artiste a souffert d’un atermoiement pathologique. Si les bureaucrates du ministère de tutelle ouvrent leur bouche on leur rétorquera: mais où est le statut de l’artiste? Voilà l’une des raisons qui expliquent ce silence complice.
-B: Vous dites que le statut de l’artiste n’est pas encore entré en vigueur, alors sur quels critères se base-t-on pour accorder les bourses de la «Cité des Arts» qui se trouve en France?
-R: On m’a dit qu’il y a une commission qui s’en charge, mais je ne connais pas les critères de sélection. On attend toujours qu’on nous montre les travaux des premiers bénéficiaires, pour juger de la véracité de la chose et jauger les choix de ces «juges d’art». Mahdi el Manjra, le futurologue marocain, a toujours récusé les dérapages de ce qu’il appelle «Lajnocratie». Le mot arabe «Lajna» veut dire commission. Je souhaite qu’il n’en soit pas ainsi.
-B: L’expertise de l’œuvre des artistes défunts pose problème. Que faut-il faire pour clarifier la situation et chasser le doute?
-R: C’est un sacré dilemme. L’expertise ne peut pas être assurée par un seul individu et ceci quelles que soient ses capacités, sa perspicacité et son habileté. Connaître toutes les «griffes» artistiques, n’est pas à la portée du plus commun des mortels. Le ministère des affaires culturelles qui est aussi chargé de la sauvegarde du patrimoine artistique est interpellé. Son laxisme commence à déranger. La première des choses à faire, c’est d’organiser un colloque pour débattre de la question. Sinon, la gabegie continuera jusqu’au jour du sursaut où l’on regrettera d’avoir laissé pourrir les rouages. La vente aux enchères, c’est de la spéculation. Il faudrait qu’il y ait un minimum d’éthique dans les transactions et le fisc doit obligatoirement intervenir, car il est inadmissible que les smicards paient l’impôt, alors que les spéculateurs de l’art en soient exonérés. Il ne faut pas oublier que dès qu’il s’agit d’argent, les prédateurs de l’art sortent leurs griffes et se mettent à louvoyer. Leur gourmandise n’a pas de limite. Par ailleurs, tout ce qui brille n’est pas or. Ils aiment le faux, parce que c’est rentable. Mais c’est l’Histoire de l’art que l’on est entrain de falsifier. Comme je l’ai déjà spécifié dans un texte sur l’art contemporain: «La plus grande bataille reste une démarchandisation bien pensée de l’art. Cela ne veut pas dire abandonner le marché de l’art, mais lui insuffler de nouvelles valeurs éthiques, afin d’assainir les mécanismes de son universalisation. Opérer une rupture avec la spéculation inhumaine qui, à force de hausser les enchères, a tué l’art et ridiculisé les artistes. Que signifie un Van Gogh adjugé 80 millions de dollars, alors que de son vivant, cet artiste martyr de l’art ne trouvait même pas de quoi vivre décemment? Cette distanciation plus que nécessaire et cette moralisation sont un impératif pour que la société, déjà en proie à de sérieux morcellements, retrouve sa cohésion. Il lui faudrait un connexionnisme sentimental, une sorte d’Internet du cœur plein de dignité et de probité. Un nouveau concept de culture basé sur l’égalité des chances et le respect du génie créateur. Au lieu du trafic d’argent dont tout un chacun constate les dégâts, il faudrait un trafic de bonheur. Seul, l’art pourrait en procurer à la démesure».
-B: Dans d’autres écrits sur l’art, la dualité est omniprésente. Est-ce que c’est prémédité?
-R: Que veux-tu dire par dualité?
-B: L’interaction des contraires.
-R: C’est dans la nature des choses: thèse, anti-thèse, synthèse. «Il y a deux types d’art avais-je écrit dans l’un deux: l’art vrai et l’art bidon, l’art des portefeuilles gonflés et l’art des crève-la-faim, l’art des bronzés des côtes azurées et l’art des suicidés, l’art des vendeurs et l’art des vendus, l’art des bosseurs et l’art des bossus, l’art utile et l’art futile, l’art des ringards et l’art aux aguets et à l’affût des nouveautés.
Il y a deux types de galeries: les galeries qui prônent comme le parnasse: "l’art pour l’art" et celles qui cherchent le gain matériel et peu importe le reste, les galeries espaces de recherche et de créativité et puis les galeries recherchées par les "cartepostalistes"et par les fous du ready-made, les galeries pour "m’as-tu-vu j’y étais" et les galeries à stylistique convaincante et convaincue, les galeries à axe culturel bien défini et les galeries désaxées culturellement, les galeries-bazars et les galeries estrades de démonstration, les galeries qui savent ce qu’elles font et les galeries qui ne font que tâtonner.
Il y a deux types de critiques d’art: le critique intègre et le critique désintégré, le critique battant et le critique battu, le critique combattant et le critique combattu, le critique visionnaire et le critique révisé, le critique crédible et le critique discrédité qui dribble avec la vérité, le critique menteur et le critique jamais démenti, le critique "chaâbi" (populaire) et le critique qui ressemble à Achâab le gourmet, il ne cherche qu’à remplir sa panse, le critique salarié et le critique qu’aucun salaire ne peut contenter.
Nul n’est sensé ignorer ces clivages. Si d’aventure on se rend compte que le tableau acheté à un prix exorbitant n’est qu’une copie de faussaire qu’on vous a glissée dans une galerie qui n’en est pas une et dont la transaction a été bénie par un criticaillon de pacotille, cela voudrait dire qu’on vous a dupé, pour ne pas avoir écouté la voix de la sagesse qui dit: "soyez prudent et méfiez-vous des maquereaux. Une horde de prédateurs rôde autour de vous".
-B: Vous avez une dent cariée contre les faussaires.
-R: Ils sont la source de toutes les nuisances. D’abord  ce sont des ratés, ensuite ils sont entrain de frelater la scène artistique, au vu et su de tout le monde. J’aimerais revenir à un autre texte pour montrer là où le bât blesse: «Il n’y a censément pas de différence entre celui qui cherche aveuglement ce qu’il n’a pas trouvé et celui qui trouve facilement ce qu’il n’a pas cherché. Pour qu’un art soit apte de représenter son époque, il importe à cet art d’opter pour la durée et non pour la vanité. Cependant, c’est à l’heure des bilans que sonne celle de la vérité. En fait, qu’en est-il de ces pseudos artistes tous genres et acabits confondus qui, à court d’idée, se plaisent à reproduire d’une manière «tiquée», stéréotype sur stéréotype, ou à refaire ce que d’autres ont conçu. Le public averti en la matière, bien que se comptant sur les doigts de la main est de plus en plus hâtif pour voir se concrétiser ce miracle avidement attendu: l’œuvre accomplie, sachant que celle-ci, de par sa singularité, ne peut émaner que d’un vrai créateur qui surprend avant de convaincre. L’art n’a de peur que des faussaires et non des fantaisistes».
-B: Continuons notre odyssée de démystification. Que dire en conclusion sur la cotation artistique au Maroc?
-R: «Il existe deux manières de ne pas aimer l’art», écrivait le poète irlandais Oscar Wilde, «la première est de ne pas l’aimer et la seconde de l’aimer rationnellement». Les zélés de la spéculation qui veulent irrationnellement nous prouver qu’ils aiment l’art «rationnellement», en abordant la cotation artistique au Maroc, qui n’est qu’à son balbutiement, sont entrain de jouer avec le feu. Le domaine dépasse leur compétence. Ils veulent semer la zizanie entre les artistes. Outre la tendance mercantiliste et dépravante, il y a plus de désagréments que de boniments. Dans les pays qui ont une tradition artistique bien ancrée dans les mœurs, c'est-à-dire là où il y a un vrai marché de l’art, de vrais collectionneurs, de vrais critiques d’art et des médias vigilants, la cotation est calculée grâce aux ventes réalisées dans les galeries, salons ou ateliers. La vente aux enchères, quand elle obéit à des règles communément admises, fait monter la cote de certains artistes peu connus ou méconnus du public. Par ailleurs, un peintre cultivé vaut mieux qu’un peintre ignorant. Au Maroc, la situation est plutôt délicate, il n’y a pas un marché de l’art proprement dit et les salles de ventes aux enchères, ouvertes sporadiquement durant ces dernières années, sont dominées par l’amateurisme. Autre désagrément: on a la manie de ne donner de la valeur qu’aux toiles de peintres décédés, comme si parmi les vivants il n’y avait pas de créateurs talentueux. C’est une conception erronée de l’art et une absurdité inesthétique. Si par mégarde, les Parisiens avaient suivi la même voie déroutante, à l’époque où Picasso n’était qu’un novice, vivant au jour le jour, comme un bohémien, on n’aurait pas eu cette chance inouïe de jouir de l’œuvre prolifique et spectaculaire de l’un des plus brillants créateurs de notre temps. Il faut reconnaître que l’œuvre des premiers peintres marocains n’est pas plastiquement fameuse (je veux dire artistiquement). Ben Ali R’bati, que certains considèrent tendancieusement comme le père de la peinture marocaine, était un coloriste qui ne maîtrisait pas l’art du dessin. Ben Allal doit sa petite renommée à Jacques Azéma puisqu’il était son cuisinier. Jilali Gharbaoui reconnaissait volontiers qu’il ne commençait à s’adonner à la peinture abstraite qu’à partir de 1952. Certains de ses tableaux ressemblaient à des ratures vues au fort grossissement. Ahmed Cherkaoui, son émule, n’était pas non plus un Leonard de Vinci, pour faire des dessins figuratifs bien proportionnés. L’abstrait était un refuge pour ceux qui ne savaient pas dessiner correctement. Les barrières confessionnelles avaient favorisé le glissement vers une peinture de signes traditionnels, plus proche de l’artisanat que de l’art. Les autoproclamés critiques d’art, manquant souvent d’objectivité, ont omis le nom d’un autre pionnier marocain qui était de confession juive. J’ai déjà évoqué son cas précédemment. Il s’appelle Raphaël Cohen et il est né à Rabat en 1939. Cohen était un peintre figuratif précoce, puisqu’à 14 ans il publia un livre illustré. Le peintre graphiste Gaston Mantel qu’on avait l’habitude de rencontrer à la galerie «Le Manoir» ne tarissait pas d’éloges envers ce dessinateur doué, puisqu’il qu’il était son professeur au lycée Gouraud. De son vivant, Mantel ne comprenait pas pourquoi on l’excluait du répertoire marocain, malgré sa fécondité créatrice.
En matière de cotation, la contemporanéité ne doit pas s’engouffrer dans le passéisme castrateur et s’enliser dans les abysses du «has been». Elle doit privilégier (comme son nom l’indique) le contemporain «bon vivant» et non pas celui de la nécrologie, des sarcophages et des sépultures. L’art, avant d’être appréhendé sous sa valeur marchande, est expression libre et débridée. L’affairisme post-mortem est la spécialité des spéculateurs cupides. Qui ne se souvient pas du calvaire des deux martyrs de l’art Van Gogh et Modigliani avec les charognards de l’art?
-B: Et à propos de l’art naïf?
-R: Une absurdité en cache souvent une autre, l’art naïf qui est une des tares résiduelles du colonialisme trouve toujours acquéreur au Maroc, malgré la grossièreté de cette peinture. On est au troisième millénaire et on continue de privilégier la peinture naïve au détriment de la peinture intelligente. Certes, les Français avaient leur Douanier Rousseau, mais ils avaient aussi Delacroix, David et Georges De La Tour qui étaient des peintres habiles qui savaient non seulement dessiner impeccablement, mais aussi peindre en respectant les dosages pigmentaires. Il faut encourager les talents bourgeonnants et diversifier les styles intelligents qui s’éloignent des sentiers battus et puis qui aspirent à des horizons inédits, en favorisant l’enrichissement culturel. Entre le décoratif et le narratif, l’artiste doit trouver la voie idoine. Il ne doit pas se contenter d’une seule démarche, il doit densifier son œuvre et intensifier ses recherches, afin de donner à autrui l’impression que son art n’est pas figé et qu’il ne se cantonne pas dans le déjà-vu de manière stéréotypée. Aussi, le plagiat est à combattre, notamment quand il prend des raccourcis délictueux menant tout droit au vandalisme pictural. Picasso dans sa jeunesse avait copié des tableaux de maîtres, mais il ajoutait la fameuse formule «d’après…» à sa signature. Copier une toile de maître sans mentionner son nom, c’est de l’anti-art, du vol.
-B: Qu’en est-il de l’Hexagone?
-R: En France, on est arrivé à une étape intéressante dans le «répertoriage» des artistes cotés. Larousse assure la diffusion de deux documents fort utiles: «Le dictionnaire Drouot de cotation des artistes» et le «Guid’Art». Le Fond National de l’Art Contemporain (FNAC), la Foire Internationale d’Art Contemporain (FIAC), les salons et les biennales permettent de réactualiser les données de ces documents, d’où leur importance dans le milieu de l’art en Hexagone. On regrette que des peintres marocains ayant longtemps vécu en France n’y soient pas répertoriés. N’ayant pas réussi à percer au pays de Delacroix, ils sont revenus au pays natal pour tout recommencer à zéro. Il y en a qui disent qu’ils sont à califourchon entre Casablanca et Paris, comme si c’était un signe positif de démarcation.
Les ventes aux enchères organisées au Maroc pourraient jouer un rôle positif dans l’évolution de l’art, à condition que l’objectivité soit alliée à la transparence. Il faudrait beaucoup de sérieux et de vigilance. Car quelque soit la pertinence des soi-disant commissaires-priseurs accrédités et des «experts», si expert il y a, les tableaux des artistes morts constituent, comme on l’a déjà signalé, un vrai casse-tête, car les copies de faussaires sont légion. Elles constituent une entrave. Les procédures d’authentification paraissent tellement compliquées. On ne peut pas parler de cotation en l’absence de créneaux spécifiques, de garde-fous juridiques et de médias objectifs. Ce que des plumitifs hâtifs ont publié sur la cotation au Maroc a suscité l’ire des puristes. C’est tellement partial et fantaisiste que l’on commence à se demander qui est derrière cette intrusion aux desseins inavoués? Chacun cite ses peintres préférés et l’on oublie les autres, par méchanceté ou par Gharadisme (dans le jargon marocain le mot Gharad veut dire besogne). On nous parle de galeristes, mais on ne voit que des «boutiquiers-bazaristes». On nous parle de critiques d’art, mais on ne voit que des écrits-tics d’art encenseurs et des étalages de mots faits pour plaire et non pour questionner le futur et décortiquer le présent. Un critique qui écrit sur commande n’est pas un critique d’art mais un mercenaire. Qui dénonce ces tares handicapantes est traité de flic et d’on ne sait quel autre superlatif insultant. Les vrais critiques d’art ne sont pas nombreux au Maroc et ceux, qui ont une signature à respecter, n’éprouvent plus le besoin impérieux d’explorer le champ artistique. La scène picturale est sclérosée. Un banditisme discret de contrefaçon est entrain de miner le milieu. Dans la capitale du pays, les galeries qui avaient de la rigueur dans leurs choix picturaux ont fermé leur porte. «Le Manoir» et «L’Atelier», deux galeries autrefois dirigées par De Maziere et Albert Pilot ne sont plus dans l’actualité picturale de tous les jours. Il en est de même pour la galerie «Arcanes». A Casablanca la galerie «Nadar» qui avait accueilli de prestigieuses expositions, comme celle d’Hubert Clerissi, le peintre de Monaco, ne fait plus parler d’elle. Il en est de même pour «Bassamat». Ce recul s’est répercuté sur la créativité artistique. Les bonnes expositions se font rares et ceux parmi les peintres de la deuxième génération qui parviennent à se maintenir dans le circuit visent le commercial. La peinture alimentaire domine la peinture d’école. D’une manière sous-jacente, la critique alimentaire a supplanté celle qui se sacrifie à l’art. Ainsi, au lieu d’innover, on consacre la stagnation, la médiocrité et la redondance. Comparons (toute proportion gardée) l’œuvre graphique de Matisse à celle de l’un des graphistes marocains dont on dit dans certains cercles fermés qu’il a la cote. Dans le premier travail on trouve une variété de thèmes, mais dans le second on concentre l’effort sur un quadrupède nommé cheval. On aurait souhaité que le peintre marocain élargisse sa vision pour épouser l’universel, en diversifiant les thèmes. Il n’y a pas que les chevaux à «iconographier», les humains sont, à mon humble avis, plus importants. Ce peintre n’est pas le seul à ressasser les mêmes lapsus picturaux. Il n’y a qu’à voir le catalogue des peintres officiels qui représentent le Maroc dans les manifestations transculturelles, pour se rendre compte de cette monotonie agaçante
-B: En évoquant les chevaux de torture, est-ce que vous vouliez parler des chevaux de guerre, qu’on utilisait pour tracter l’artillerie lourde?
-R: Non, il s’agit de chevaux qui ne galopent pas. En effet, quel est le quadrupède le plus torturé par les peintres marocains qui ne savent pas dessiner? D’aucuns me diraient à la hâte: l’âne. Cette pauvre créature a toujours été prise pour ce qu’elle n’est pas. Ce souffre-douleur encaisse les coups sans dire ni Ah, ni Oh. Le quadrupède en question n’est autre que le cheval. Cela pourrait paraître paradoxal, mais c’est la vérité. Hormis, quelques peintres qui maîtrisent le dessin comme Ahmed Benyessef, les carences en matière de croquis anatomistes sont criardes au Maroc. Charcuté, défiguré, amoindri, le cheval arabe autrefois si vénéré par les peintres orientalistes, tels Théodore Chassériau et Delacroix, est au plus bas niveau iconologique de son histoire. Ces «pain-êtres» pressés qui veulent gagner plus d’argent en fournissant moins d’effets, aidés par des courtiers sans scrupule et mis sur le devant de la scène par des criticaillons, comme ceux qu’on a vilipendés à juste titre ont perverti la scène artistique marocaine. Ainsi, comme sil s’agissait d’un jeu enfantin, ces trafiquants se déploient avec l’envie déclarée de duper les acquéreurs malavisés, incapables de séparer l’ivraie du bon grain et le torchon de la serviette. Le patrimoine pictural et archéologique subit une campagne de falsification sans précèdent, mais on laisse faire, comme si les pouvoirs publics étaient impuissants à redresser la situation. On ne compte plus les tentatives ratées de transposer correctement le cérémonial de la «Baiaâ», alors que Delacroix y était parvenu, en deux traits esquissés et avec quelques touches de couleur. Massacrés désastreusement et caricaturés à l’extrême, ces graphismes d’une valeur artistique nulle sont une honte pour la culture marocaine; et là on retrouve, comme par malédiction, le cheval dans ses figurations les plus repoussantes et les plus sordides. Le cheval, dont le total synonymique en linguistique arabophone atteint 32 ’’Moradifs’’, est acculé à un graphisme syntagmatique pauvre en lignes et en teintes de coloriage. Les malhabiles sont derrière cette misère. Faisons remarquer que le cheval que Picasso a dessiné, avec des lignes brisées et entrechoquées, dans sa grande toile Guernica est d’une autre texture. C’est un élément narratologique, alors que les chevaux torturés par les Marocains n’ont rien de narratif. Quand au célèbre cheval de Troie, il a, en plus de la ruse, une beauté sculpturale.
Le cheval en plein galop est d’une beauté extraordinaire, les courses de fantasia en témoignent, mais au Maroc, les cancres et les médiocres en ont fait une monstruosité obscène, à force de peinturlurer à gauche et à droite. Dommage! Au pays du chevaleresque Tariq Ibn Zyad, le descendant d’al Borak et de Pégase devient rachitique. Il mérite mieux.
-B: Que dire sur le rôle des médias?
-R: Le rôle de la presse et des médias audio-visuels est non négligeable. Mais on est révolté par la médiocrité des chaînes locales. Les émissions consacrées à l’art sont d’une mièvrerie écœurante. Le clientélisme bat son plein. Les plateaux de télévision s’offrent au plus offrant, quand aux vrais créateurs qui ont de la dignité dans leur ADN, sont marginalisés. N’importe quel gribouilleur ou teinturier maladroit usant de quelques sous distribués, à gauche et à droite à des rapporteurs besogneux, peut accéder aux plateaux de télévision, pour annoncer au public, dans un geste cabalistique d’autoglorification, qu’il est Zeus de la peinture moderne et qu’après lui il y aura le Tsunami. Quand il échoue, il se réfugie dans le corporatisme pseudo syndical pour avoir sa part de la rente publique, comme un mutilé de guerre. Le plus drôle dans cette affaire, c’est que quand les spécialistes voient son accrochage, ils sortent de l’exposition, dépités par le dégoût. La faute incombe à ceux ou celles qui lui ont cédé le micro pour raconter des bobards et des historiettes à dormir debout. Dans ces émissions bâclées le hors propos y a atteint son paroxysme. Un simple dessin biscornu les met en extase. Les métaphores enjolivant leur discours abondent. Une esquisse d’arbres mal juxtaposés devient, chez ces commentateurs sachant mal commenter, un reflet édénique et puis si on leur accorde plus de temps, ils nous parleront complaisamment de symphonie boréale et d’oasis féerique, alors qu’il ne s’agit que d’une imitation plate de la nature, commise par un peintre du dimanche. Un tableau de Salvador Dali vous transporte dans un univers fantastique.
On attend que des peintres marocains fassent de même, non pas en imitant ce talentueux peintre catalan, mais en explorant le vaste champ onirique du subconscient, en se fiant à ce qu’on a en réserve dans le très fond de l’être. Au lieu de copier la nature béatement, il faudrait la transcender.
Les deux chaînes TV laissent passer ces stupidités, car elles adorent le remplissage fade. Il faudrait mettre un terme au clientélisme et à l’inculture qui sévissent au sein de ces chaînes fourre-tout. Aussi, il faudrait recruter des gens cultivés qui connaissent l’histoire de l’art, ses diverses techniques et l’actualité artistique mondiale, pour présenter des émissions de qualité. Le but étant de magnifier des œuvres artistiques dignes d’intérêt et non de montrer le gribouillis de cancres, avec de la masturbation intellectuelle, en sus. A quand une purge et un lessivage salutaire de nos médias audiovisuels?
Quand aux intrus qui veulent faire de la cotation artistique leur bizness, nous leur disons: «occupez-vous de ce qui vous regarde. L’art est l’affaire des artistes. C’est le talent qui détermine la cote et non pas les spéculateurs cupides qui cherchent à s’enrichir sur le dos des peintres disparus ou qui agonisent».